Puis Thénardier vint se rasseoir près de M. Leblanc.
– Je continue, dit-il. Nous pouvons nous entendre. Arrangeons ceci à l’amiable. J’ai eu tort de m’emporter tout à l’heure, je ne sais où j’avais l’esprit, j’ai été beaucoup trop loin, j’ai dit des extravagances. Par exemple, parce que vous êtes millionnaire, je vous ai dit que j’exigeais de l’argent, beaucoup d’argent, immensément d’argent. Cela ne serait pas raisonnable. Mon Dieu, vous avez beau être riche, vous avez vos charges, qui n’a pas les siennes? Je ne veux pas vous ruiner, je ne suis pas un happe-chair après tout. Je ne suis pas de ces gens qui, parce qu’ils ont l’avantage de la position, profitent de cela pour être ridicules. Tenez, j’y mets du mien et je fais un sacrifice de mon côté. Il me faut simplement deux cent mille francs.
M. Leblanc ne souffla pas un mot. Thénardier poursuivit:
– Vous voyez que je ne mets pas mal d’eau dans mon vin. Je ne connais pas l’état de votre fortune, mais je sais que vous ne regardez pas à l’argent, et un homme bienfaisant comme vous peut bien donner deux cent mille francs à un père de famille qui n’est pas heureux. Certainement vous êtes raisonnable aussi, vous ne vous êtes pas figuré que je me donnerais de la peine comme aujourd’hui, et que j’organiserais la chose de ce soir, qui est un travail bien fait, de l’aveu de tous ces messieurs, pour aboutir à vous demander de quoi aller boire du rouge à quinze et manger du veau chez Desnoyers. Deux cent mille francs, ça vaut ça. Une fois cette bagatelle sortie de votre poche, je vous réponds que tout est dit et que vous n’avez pas à craindre une pichenette. Vous me direz: Mais je n’ai pas deux cent mille francs sur moi. Oh! je ne suis pas exagéré. Je n’exige pas cela. Je ne vous demande qu’une chose. Ayez la bonté d’écrire ce que je vais vous dicter.
Ici Thénardier s’interrompit, puis il ajouta en appuyant sur les mots et en jetant un sourire du côté du réchaud:
– Je vous préviens que je n’admettrais pas que vous ne sachiez pas écrire.
Un grand inquisiteur eût pu envier ce sourire.
Thénardier poussa la table tout près de M. Leblanc, et prit l’encrier, une plume et une feuille de papier dans le tiroir qu’il laissa entr’ouvert et où luisait la longue lame du couteau.
Il posa la feuille de papier devant M. Leblanc.
– Écrivez, dit-il.
Le prisonnier parla enfin.
– Comment voulez-vous que j’écrive? je suis attaché.
– C’est vrai, pardon! fit Thénardier, vous avez bien raison.
Et se tournant vers Bigrenaille:
– Déliez le bras droit de monsieur.
Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, exécuta l’ordre de Thénardier. Quand la main droite du prisonnier fut libre, Thénardier trempa la plume dans l’encre et la lui présenta.
– Remarquez bien, monsieur, que vous êtes en notre pouvoir, à notre discrétion, absolument à notre discrétion, qu’aucune puissance humaine ne peut vous tirer d’ici, et que nous serions vraiment désolés d’être contraints d’en venir à des extrémités désagréables. Je ne sais ni votre nom, ni votre adresse; mais je vous préviens que vous resterez attaché jusqu’à ce que la personne chargée de porter la lettre que vous allez écrire soit revenue. Maintenant veuillez écrire.
– Quoi? demanda le prisonnier.
– Je dicte.
M. Leblanc prit la plume. Thénardier commença à dicter:
– «Ma fille…»
Le prisonnier tressaillit et leva les yeux sur Thénardier.
– Mettez «ma chère fille», dit Thénardier. M. Leblanc obéit. Thénardier continua:
– «Viens sur-le-champ…»
Il s’interrompit:
– Vous la tutoyez, n’est-ce pas?
– Qui? demanda M. Leblanc.
– Parbleu! dit Thénardier, la petite, l’Alouette.
M. Leblanc répondit sans la moindre émotion apparente:
– Je ne sais ce que vous voulez dire.
– Allez toujours, fit Thénardier; et il se remit à dicter:
– «Viens sur-le-champ. J’ai absolument besoin de toi. La personne qui te remettra ce billet est chargée de t’amener près de moi. Je t’attends. Viens avec confiance.»
M. Leblanc avait tout écrit. Thénardier reprit:
– Ah! effacez viens avec confiance ; cela pourrait faire supposer que la chose n’est pas toute simple et que la défiance est possible.
M. Leblanc ratura les trois mots.
– À présent, poursuivit Thénardier, signez. Comment vous appelez-vous?
Le prisonnier posa la plume et demanda:
– Pour qui est cette lettre?
– Vous le savez bien, répondit Thénardier. Pour la petite. Je viens de vous le dire.
Il était évident que Thénardier évitait de nommer la jeune fille dont il était question. Il disait «l’Alouette», il disait «la petite», mais il ne prononçait pas le nom. Précaution d’habile homme gardant son secret devant ses complices. Dire le nom, c’eût été leur livrer toute «l’affaire», et leur en apprendre plus qu’ils n’avaient besoin d’en savoir.
Il reprit:
– Signez. Quel est votre nom?
– Urbain Fabre, dit le prisonnier.
Thénardier, avec le mouvement d’un chat, précipita sa main dans sa poche et en tira le mouchoir saisi sur M. Leblanc. Il en chercha la marque et l’approcha de la chandelle.
– U.F. C’est cela. Urbain Fabre. Eh bien, signez U.F.
Le prisonnier signa.
– Comme il faut les deux mains pour plier la lettre, donnez, je vais la plier.
Cela fait, Thénardier reprit:
– Mettez l’adresse. Mademoiselle Fabre, chez vous. Je sais que vous demeurez pas très loin d’ici, aux environs de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, puisque c’est là que vous allez à la messe tous les jours, mais je ne sais pas dans quelle rue. Je vois que vous comprenez votre situation. Comme vous n’avez pas menti pour votre nom, vous ne mentirez pas pour votre adresse. Mettez-la vous-même.
Le prisonnier resta un moment pensif, puis il reprit la plume et écrivit:
– Mademoiselle Fabre, chez monsieur Urbain Fabre, rue Saint-Dominique-d’Enfer, n° 17.
Thénardier saisit la lettre avec une sorte de convulsion fébrile.
– Ma femme! cria-t-il.
La Thénardier accourut.
– Voici la lettre. Tu sais ce que tu as à faire. Un fiacre est en bas. Pars tout de suite, et reviens idem.
Et s’adressant à l’homme au merlin:
– Toi, puisque tu as ôté ton cache-nez, accompagne la bourgeoise. Tu monteras derrière le fiacre. Tu sais où tu as laissé la maringotte?
– Oui, dit l’homme.
Et, déposant son merlin dans un coin, il suivit la Thénardier.
Comme ils s’en allaient, Thénardier passa sa tête par la porte entrebâillée et cria dans le corridor:
– Surtout ne perds pas la lettre! songe que tu as deux cent mille francs sur toi.
La voix rauque de la Thénardier répondit: