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– Nous avons les pommes du pommier.

– Mais, monsieur, on ne peut pourtant pas vivre comme ça sans argent.

– Je n’en ai pas.

La vieille s’en alla, le vieillard resta seul. Il se mit à songer. Gavroche songeait de son côté. Il faisait presque nuit.

Le premier résultat de la songerie de Gavroche, ce fut qu’au lieu d’escalader la haie, il s’accroupit dessous. Les branches s’écartaient un peu au bas de la broussaille.

– Tiens, s’écria intérieurement Gavroche, une alcôve! et il s’y blottit. Il était presque adossé au banc du père Mabeuf. Il entendait l’octogénaire respirer.

Alors, pour dîner, il tâcha de dormir.

Sommeil de chat, sommeil d’un œil. Tout en s’assoupissant, Gavroche guettait.

La blancheur du ciel crépusculaire blanchissait la terre, et la ruelle faisait une ligne livide entre deux rangées de buissons obscurs.

Tout à coup, sur cette bande blanchâtre deux silhouettes parurent. L’une venait devant, l’autre, à quelque distance, derrière.

– Voilà deux êtres, grommela Gavroche.

La première silhouette semblait quelque vieux bourgeois courbé et pensif, vêtu plus que simplement, marchant lentement à cause de l’âge, et flânant le soir aux étoiles.

La seconde était droite, ferme, mince. Elle réglait son pas sur le pas de la première; mais dans la lenteur volontaire de l’allure, on sentait de la souplesse et de l’agilité. Cette silhouette avait, avec on ne sait quoi de farouche et d’inquiétant, toute la tournure de ce qu’on appelait alors un élégant; le chapeau était d’une bonne forme, la redingote était noire, bien coupée, probablement de beau drap, et serrée à la taille. La tête se dressait avec une sorte de grâce robuste, et, sous le chapeau, on entrevoyait dans le crépuscule un pâle profil d’adolescent. Ce profil avait une rose à la bouche. Cette seconde silhouette était bien connue de Gavroche c’était Montparnasse.

Quant à l’autre, il n’en eût rien pu dire, sinon que c’était un vieux bonhomme.

Gavroche entra sur-le-champ en observation.

L’un de ces deux passants avait évidemment des projets sur l’autre. Gavroche était bien situé pour voir la suite. L’alcôve était fort à propos devenue cachette.

Montparnasse à la chasse, à une pareille heure, en un pareil lieu, cela était menaçant. Gavroche sentait ses entrailles de gamin s’émouvoir de pitié pour le vieux.

Que faire? intervenir? une faiblesse en secourant une autre! C’était de quoi rire pour Montparnasse. Gavroche ne se dissimulait pas que, pour ce redoutable bandit de dix-huit ans, le vieillard d’abord, l’enfant ensuite, c’étaient deux bouchées.

Pendant que Gavroche délibérait, l’attaque eut lieu, brusque et hideuse. Attaque de tigre à l’onagre, attaque d’araignée à la mouche. Montparnasse, à l’improviste, jeta la rose, bondit sur le vieillard, le colleta, l’empoigna et s’y cramponna, et Gavroche eut de la peine à retenir un cri. Un moment après, l’un de ces hommes était sous l’autre, accablé, râlant, se débattant, avec un genou de marbre sur la poitrine. Seulement ce n’était pas tout à fait ce à quoi Gavroche s’était attendu. Celui qui était à terre, c’était Montparnasse; celui qui était dessus, c’était le bonhomme.

Tout ceci se passait à quelques pas de Gavroche.

Le vieillard avait reçu le choc, et l’avait rendu, et rendu si terriblement qu’en un clin d’œil l’assaillant et l’assailli avaient changé de rôle.

– Voilà un fier invalide! pensa Gavroche.

Et il ne put s’empêcher de battre des mains. Mais ce fut un battement de mains perdu. Il n’arriva pas jusqu’aux deux combattants, absorbés et assourdis l’un par l’autre et mêlant leurs souffles dans la lutte.

Le silence se fit. Montparnasse cessa de se débattre. Gavroche eut cet aparté: Est-ce qu’il est mort?

Le bonhomme n’avait pas prononcé un mot ni jeté un cri. Il se redressa, et Gavroche l’entendit qui disait à Montparnasse:

– Relève-toi.

Montparnasse se releva, mais le bonhomme le tenait. Montparnasse avait l’attitude humiliée et furieuse d’un loup qui serait happé par un mouton.

Gavroche regardait et écoutait, faisant effort pour doubler ses yeux par ses oreilles. Il s’amusait énormément.

Il fut récompensé de sa consciencieuse anxiété de spectateur. Il put saisir au vol ce dialogue qui empruntait à l’obscurité on ne sait quel accent tragique. Le bonhomme questionnait. Montparnasse répondait.

– Quel âge as-tu?

– Dix-neuf ans.

– Tu es fort et bien portant. Pourquoi ne travailles-tu, pas?

– Ça m’ennuie.

– Quel est ton état?

– Fainéant.

– Parle sérieusement. Peut-on faire quelque chose pour toi? Qu’est-ce que tu veux être?

– Voleur.

Il y eut un silence. Le vieillard semblait profondément pensif. Il était immobile et ne lâchait point Montparnasse.

De moment en moment, le jeune bandit, vigoureux et leste, avait des soubresauts de bête prise au piège. Il donnait une secousse, essayait un croc-en-jambe, tordait éperdument ses membres, tâchait de s’échapper. Le vieillard n’avait pas l’air de s’en apercevoir, et lui tenait les deux bras d’une seule main avec l’indifférence souveraine d’une force absolue.

La rêverie du vieillard dura quelque temps, puis, regardant fixement Montparnasse, il éleva doucement la voix, et lui adressa, dans cette ombre où ils étaient, une sorte d’allocution solennelle dont Gavroche ne perdit pas une syllabe:

– Mon enfant tu entres par paresse dans la plus laborieuse des existences. Ah! tu te déclares fainéant! prépare-toi à travailler. As-tu vu une machine qui est redoutable? cela s’appelle le laminoir. Il faut y prendre garde, c’est une chose sournoise et féroce; si elle vous attrape le pan de votre habit, vous y passez tout entier. Cette machine, c’est l’oisiveté… Arrête-toi, pendant qu’il en est temps encore, et sauve-toi! Autrement, c’est fini; avant peu tu seras dans l’engrenage. Une fois pris, n’espère plus rien. À la fatigue, paresseux! plus de repos. La main de fer du travail implacable t’a saisi. Gagner ta vie, avoir une tâche, accomplir un devoir, tu ne veux pas! être comme les autres, cela t’ennuie! Eh bien, tu seras autrement. Le travail est la loi; qui le repousse ennui, l’aura supplice. Tu ne veux pas être ouvrier, tu seras esclave. Le travail ne vous lâche d’un côté que pour vous reprendre de l’autre; tu ne veux pas être son ami, tu seras son nègre. Ah! tu n’as pas voulu de la lassitude honnête des hommes, tu vas avoir la sueur des damnés. Où les autres chantent, tu râleras. Tu verras de loin, d’en bas, les autres hommes travailler; il te semblera qu’ils se reposent. Le laboureur, le moissonneur, le matelot, le forgeron, t’apparaîtront dans la lumière comme les bienheureux d’un paradis. Quel rayonnement dans l’enclume! Mener la charrue, lier la gerbe, c’est de la joie. La barque en liberté dans le vent, quelle fête! Toi, paresseux, pioche, traîne, roule, marche! Tire ton licou, te voilà bête de somme dans l’attelage de l’enfer! Ah! ne rien faire, c’était là ton but. Eh bien! pas une semaine, pas une journée, pas une heure sans accablement. Tu ne pourras rien soulever qu’avec angoisse. Toutes les minutes qui passeront feront craquer tes muscles. Ce qui sera plume pour les autres sera pour toi rocher. Les choses les plus simple s’escarperont. La vie se fera monstre autour de toi. Aller, venir, respirer, autant de travaux terribles. Ton poumon te fera l’effet d’un poids de cent livres. Marcher ici plutôt que là, ce sera un problème à résoudre. Le premier venu qui veut sortir pousse sa porte, c’est fait, le voilà dehors. Toi, si tu veux sortir, il te faudra percer ton mur. Pour aller dans la rue, qu’est-ce que tout le monde fait? Tout le monde descend l’escalier; toi, tu déchireras tes draps de lit, tu en feras brin à brin une corde, puis tu passeras par ta fenêtre, et tu te suspendras à ce fil sur un abîme, et ce sera la nuit, dans l’orage, dans la pluie, dans l’ouragan, et, si la corde est trop courte, tu n’auras plus qu’une manière de descendre, tomber. Tomber au hasard, dans le gouffre, d’une hauteur quelconque sur, quoi? Sur ce qui est en bas, sur l’inconnu. Ou tu grimperas par un tuyau de cheminée, au risque de t’y brûler; ou tu ramperas par un conduit de latrines, au risque de t’y noyer. Je ne te parle pas des trous qu’il faut masquer, des pierres qu’il faut ôter et remettre vingt fois par jour, des plâtras qu’il faut cacher dans sa paillasse. Une serrure se présente; le bourgeois a dans sa poche sa clef fabriquée par un serrurier. Toi, si tu veux passer outre tu es condamné à faire un chef-d’œuvre effrayant, tu prendras un gros sou [52], tu le couperas en deux lames avec quels outils? tu les inventeras. Cela te regarde. Puis tu creuseras l’intérieur de ces deux lames, en ménageant soigneusement le dehors, et tu pratiqueras sur le bord tout autour un pas de vis, de façon qu’elles s’ajustent étroitement l’une sur l’autre comme un fond et comme un couvercle. Le dessous et le dessus ainsi vissés, on n’y devinera rien. Pour les surveillants, car tu seras guetté, ce sera un gros sou; pour toi, ce sera une boîte. Que mettras-tu dans cette boîte? Un petit morceau d’acier. Un ressort de montre auquel tu auras fait des dents et qui sera une scie. Avec cette scie, longue comme une épingle et cachée dans un sou, tu devras couper le pêne de la serrure, la mèche du verrou, l’anse du cadenas, et le barreau que tu auras à ta fenêtre, et la manille que tu auras à ta jambe. Ce chef-d’œuvre fait ce prodige accompli, tous ces miracles d’art, d’adresse, d’habileté, de patience, exécutés, si l’on vient à savoir que tu en es l’auteur, quelle sera ta récompense? le cachot. Voilà l’avenir. La paresse, le plaisir, quels précipices! Ne rien faire, c’est un lugubre parti pris, sais-tu bien? Vivre oisif de la substance sociale! être inutile, c’est-à-dire nuisible! cela mène droit au fond de la misère. Malheur à qui veut être parasite! il sera vermine. Ah! il ne te plaît pas de travailler? Ah! tu n’as qu’une pensée, bien boire, bien manger, bien dormir. Tu boiras de l’eau, tu mangeras du pain noir, tu dormiras sur une planche avec une ferraille rivée à tes membres et dont tu sentiras la nuit le froid sur ta chair? Tu briseras cette ferraille, tu t’enfuiras. C’est bon. Tu te traîneras sur le ventre dans les broussailles et tu mangeras de l’herbe comme les brutes des bois. Et tu seras repris. Et alors tu passeras des années dans une basse-fosse, scellé à une muraille, tâtonnant pour boire à ta cruche, mordant dans un affreux pain de ténèbres dont les chiens ne voudraient pas, mangeant des fèves que les vers auront mangées avant toi. Tu seras cloporte dans une cave. Ah! aie pitié de toi-même, misérable enfant, tout jeune, qui tétais ta nourrice il n’y a pas vingt ans, et qui as sans doute encore ta mère! je t’en conjure, écoute-moi. Tu veux de fin drap noir, des escarpins vernis, te friser, te mettre dans tes boucles de l’huile qui sent bon, plaire aux créatures, être joli. Tu seras tondu ras avec une casaque rouge et des sabots. Tu veux une bague au doigt, tu auras un carcan au cou. Et si tu regardes une femme, un coup de bâton. Et tu entreras là à vingt ans, et tu en sortiras à cinquante! Tu entreras jeune, rose, frais, avec tes yeux brillants et toutes tes dents blanches, et ta chevelure d’adolescent, tu sortiras cassé, courbé, ridé, édenté, horrible, en cheveux blancs! Ah! mon pauvre enfant, tu fais fausse route, la fainéantise te conseille mal; le plus rude des travaux, c’est le vol. Crois-moi, n’entreprends pas cette pénible besogne d’être un paresseux. Devenir un coquin, ce n’est pas commode. Il est moins malaisé d’être honnête homme. Va maintenant, et pense à ce que je t’ai dit. À propos, que voulais-tu de moi? Ma bourse. La voici.

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[52] Cette leçon a déjà trouvé son application dans Le guet-apens, III, 8, 20 et 21.