– Keksekça?
Ceux de nos lecteurs qui seraient tentés de voir dans cette interpellation de Gavroche au boulanger un mot russe ou polonais, ou l’un de ces cris sauvages que les Yoways et les Botocudos se lancent du bord d’un fleuve à l’autre à travers les solitudes, sont prévenus que c’est un mot qu’ils disent tous les jours (eux nos lecteurs) et qui tient lieu de cette phrase: qu’est-ce que c’est que cela? Le boulanger comprit parfaitement et répondit:
– Eh mais! c’est du pain, du très bon pain de deuxième qualité.
– Vous voulez dire du larton brutal [62], reprit Gavroche, calme et froidement dédaigneux. Du pain blanc, garçon! du larton savonné! je régale.
Le boulanger ne put s’empêcher de sourire, et tout en coupant le pain blanc, il les considérait d’une façon compatissante qui choqua Gavroche.
– Ah çà, mitron! dit-il, qu’est-ce que vous avez donc à nous toiser comme ça?
Mis tous trois bout à bout, ils auraient fait à peine une toise.
Quand le pain fut coupé, le boulanger encaissa le sou, et Gavroche dit aux deux enfants:
– Morfilez.
Les petits garçons le regardèrent interdits.
Gavroche se mit à rire:
– Ah! tiens, c’est vrai, ça ne sait pas encore, c’est si petit.
Et il reprit:
– Mangez.
En même temps, il leur tendait à chacun un morceau de pain.
Et, pensant que l’aîné, qui lui paraissait plus digne de sa conversation, méritait quelque encouragement spécial et devait être débarrassé de toute hésitation à satisfaire son appétit, il ajouta en lui donnant la plus grosse part:
– Colle-toi ça dans le fusil.
Il y avait un morceau plus petit que les deux autres; il le prit pour lui.
Les pauvres enfants étaient affamés, y compris Gavroche. Tout en arrachant leur pain à belles dents, ils encombraient la boutique du boulanger qui, maintenant qu’il était payé, les regardait avec humeur.
– Rentrons dans la rue, dit Gavroche.
Ils reprirent la direction de la Bastille.
De temps en temps, quand ils passaient devant les devantures de boutiques éclairées, le plus petit s’arrêtait pour regarder l’heure à une montre en plomb suspendue à son cou par une ficelle.
– Voilà décidément un fort serin, disait Gavroche.
Puis, pensif, il grommelait entre ses dents:
– C’est égal, si j’avais des mômes, je les serrerais mieux que ça.
Comme ils achevaient leur morceau de pain et atteignaient l’angle de cette morose rue des Ballets au fond de laquelle on aperçoit le guichet bas et hostile de la Force:
– Tiens, c’est toi, Gavroche? dit quelqu’un.
– Tiens, c’est toi, Montparnasse? dit Gavroche.
C’était un homme qui venait d’aborder le gamin, et cet homme n’était autre que Montparnasse déguisé, avec des besicles bleues, mais reconnaissable pour Gavroche.
– Mâtin, poursuivit Gavroche, tu as une pelure couleur cataplasme de graine de lin et des lunettes bleues comme un médecin. Tu as du style, parole de vieux!
– Chut, fit Montparnasse, pas si haut!
Et il entraîna vivement Gavroche hors de la lumière des boutiques.
Les deux petits suivaient machinalement en se tenant par la main.
Quand ils furent sous l’archivolte noire d’une porte cochère, à l’abri des regards et de la pluie:
– Sais-tu où je vas? demanda Montparnasse.
– À l’abbaye de Monte-à-Regret [63], dit Gavroche.
– Farceur!
Et Montparnasse reprit:
– Je vas retrouver Babet.
– Ah! fit Gavroche, elle s’appelle Babet.
Montparnasse baissa la voix.
– Pas elle, lui.
– Ah! Babet!
– Oui, Babet.
– Je le croyais bouclé.
– Il a défait la boucle, répondit Montparnasse.
Et il conta rapidement au gamin que, le matin de ce même jour où ils étaient, Babet, ayant été transféré à la Conciergerie, s’était évadé en prenant à gauche au lieu de prendre à droite dans «le corridor de l’instruction».
Gavroche admira l’habileté.
– Quel dentiste! dit-il.
Montparnasse ajouta quelques détails sur l’évasion de Babet, et termina par:
– Oh! ce n’est pas tout.
Gavroche, tout en écoutant, s’était saisi d’une canne que Montparnasse tenait à la main; il en avait machinalement tiré la partie supérieure, et la lame d’un poignard avait apparu.
– Ah! fit-il en repoussant vivement le poignard, tu as emmené ton gendarme déguisé en bourgeois.
Montparnasse cligna de l’œil.
– Fichtre! reprit Gavroche, tu vas donc te colleter avec les cognes?
– On ne sait pas, répondit Montparnasse d’un air indifférent. Il est toujours bon d’avoir une épingle sur soi.
Gavroche insista:
– Qu’est-ce que tu vas donc faire cette nuit?
Montparnasse prit de nouveau la corde grave et dit en mangeant les syllabes:
– Des choses.
Et, changeant brusquement de conversation:
– À propos!
– Quoi?
– Une histoire de l’autre jour. Figure-toi. Je rencontre un bourgeois. Il me fait cadeau d’un sermon et de sa bourse. Je mets ça dans ma poche. Une minute après, je fouille dans ma poche. Il n’y avait plus rien.
– Que le sermon, fit Gavroche.
– Mais toi, reprit Montparnasse, où vas-tu donc maintenant?
Gavroche montra ses deux protégés et dit:
– Je vas coucher ces enfants-là.
– Où ça, coucher?
– Chez moi.
– Où ça chez toi?
– Chez moi.
– Tu loges donc?
– Oui, je loge.
– Et où loges-tu?
– Dans l’éléphant, dit Gavroche.
Montparnasse, quoique de sa nature peu étonné, ne put retenir une exclamation:
– Dans l’éléphant!
– Eh bien oui, dans l’éléphant! repartit Gavroche. Kekçaa?
Ceci est encore un mot de la langue que personne n’écrit et que tout le monde parle. Kekçaa signifie: qu’est-ce que cela a?
L’observation profonde du gamin ramena Montparnasse au calme et au bon sens. Il parut revenir à de meilleurs sentiments pour le logis de Gavroche.
– Au fait! dit-il, oui, l’éléphant Yest-on bien?
– Très bien, fit Gavroche. Là, vrai, chenûment. Il n’y a pas de vents coulis comme sous les ponts.
– Comment y entres-tu?
– J’entre.
– E y a donc un trou? demanda Montparnasse.