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L’homme n’est pas un cercle à un seul centre; c’est une ellipse à deux foyers. Les faits sont l’un, les idées sont l’autre.

L’argot n’est autre chose qu’un vestiaire où la langue, ayant quelque mauvaise action à faire, se déguise. Elle s’y revêt de mots masques et de métaphores haillons.

De la sorte elle devient horrible.

On a peine à la reconnaître. Est-ce bien la langue française, la grande langue humaine? La voilà prête à entrer en scène et à donner au crime la réplique, et propre à tous les emplois du répertoire du mal. Elle ne marche plus, elle clopine; elle boite sur la béquille de la Cour des miracles, béquille métamorphosable en massue; elle se nomme truanderie; tous les spectres, ses habilleurs, l’ont grimée; elle se traîne et se dresse, double allure du reptile. Elle est apte à tous les rôles désormais, faite louche par le faussaire, vert-de-grisée par l’empoisonneur, charbonnée de la suie de l’incendiaire; et le meurtrier lui met son rouge.

Quand on écoute, du côté des honnêtes gens, à la porte de la société, on surprend le dialogue de ceux qui sont dehors. On distingue des demandes et des réponses. On perçoit, sans le comprendre, un murmure hideux, sonnant presque comme l’accent humain, mais plus voisin du hurlement que de la parole. C’est l’argot. Les mots sont difformes, et empreints d’on ne sait quelle bestialité fantastique. On croit entendre des hydres parler.

C’est l’inintelligible dans le ténébreux. Cela grince et cela chuchote, complétant le crépuscule par l’énigme. Il fait noir dans le malheur, il fait plus noir encore dans le crime; ces deux noirceurs amalgamées composent l’argot. Obscurité dans l’atmosphère, obscurité dans les actes, obscurité dans les voix. Épouvantable langue crapaude qui va, vient, sautèle, rampe, bave, et se meut monstrueusement dans cette immense brume grise faite de pluie, de nuit, de faim, de vice, de mensonge, d’injustice, de nudité, d’asphyxie et d’hiver, plein midi des misérables.

Ayons compassion des châtiés. Hélas! qui sommes-nous nous-mêmes? qui suis-je, moi qui vous parle? qui êtes-vous, vous qui m’écoutez? d’où venons-nous? et est-il bien sûr que nous n’ayons rien fait avant d’être nés? La terre n’est point sans ressemblance avec une geôle. Qui sait si l’homme n’est pas un repris de justice divine?

Regardez la vie de près. Elle est ainsi faite qu’on y sent partout de la punition.

Êtes-vous ce qu’on appelle un heureux? Eh bien, vous êtes triste tous les jours. Chaque jour a son grand chagrin ou son petit souci. Hier, vous trembliez pour une santé qui vous est chère, aujourd’hui vous craignez pour la vôtre, demain ce sera une inquiétude d’argent, après-demain la diatribe d’un calomniateur, l’autre après-demain le malheur d’un ami; puis le temps qu’il fait, puis quelque chose de cassé ou de perdu, puis un plaisir que la conscience et la colonne vertébrale vous reprochent; une autre fois, la marche des affaires publiques. Sans compter les peines de cœur. Et ainsi de suite. Un nuage se dissipe, un autre se reforme. À peine un jour sur cent de pleine joie et de plein soleil. Et vous êtes de ce petit nombre qui a le bonheur! Quant aux autres hommes, la nuit stagnante est sur eux.

Les esprits réfléchis usent peu de cette locution: les heureux et les malheureux. Dans ce monde, vestibule d’un autre évidemment, il n’y a pas d’heureux.

La vraie division humaine est celle-ci: les lumineux et les ténébreux.

Diminuer le nombre des ténébreux, augmenter le nombre des lumineux, voilà le but. C’est pourquoi nous crions: enseignement! science! Apprendre à lire, c’est allumer du feu; toute syllabe épelée étincelle.

Du reste qui dit lumière ne dit pas nécessairement joie. On souffre dans la lumière; l’excès brûle. La flamme est ennemie de l’aile. Brûler sans cesser de voler, c’est là le prodige du génie.

Quand vous connaîtrez et quand vous aimerez, vous souffrirez encore. Le jour naît en larmes. Les lumineux pleurent, ne fût-ce que sur les ténébreux.

L’argot, est la langue des ténébreux.

Chapitre II Racines

La pensée est émue dans ses plus sombres profondeurs, la philosophie sociale est sollicitée à ses méditations les plus poignantes, en présence de cet énigmatique dialecte à la fois flétri et révolté. C’est là qu’il y a du châtiment visible. Chaque syllabe y a l’air marquée. Les mots de la langue vulgaire y apparaissent comme froncés et racornis sous le fer rouge du bourreau. Quelques-uns semblent fumer encore. Telle phrase vous fait l’effet de l’épaule fleurdelysée d’un voleur brusquement mise à nu. L’idée refuse presque de se laisser exprimer par ces substantifs repris de justice. La métaphore y est parfois si effrontée qu’on sent qu’elle a été au carcan.

Du reste, malgré tout cela et à cause de tout cela, ce patois étrange a de droit son compartiment dans ce grand casier impartial où il y a place pour le liard oxydé comme pour la médaille d’or, et qu’on nomme la littérature. L’argot, qu’on y consente ou non, a sa syntaxe et sa poésie. C’est une langue. Si, à la difformité de certains vocables, on reconnaît qu’elle a été mâchée par Mandrin, à la splendeur de certaines métonymies, on sent que Villon l’a parlée.

Ce vers si exquis et si célèbre:

Mais où sont les neiges d’antan?

est un vers d’argot. Antan – ante annum – est un mot de l’argot de Thunes qui signifiait l’an passé et par extension autrefois [102]. On pouvait encore lire il y a trente-cinq ans, à l’époque du départ de la grande chaîne de 1827, dans un des cachots de Bicêtre, cette maxime gravée au clou sur le mur par un roi de Thunes condamné aux galères: Les dabs d’antan trimaient siempre pour la pierre du Coësre. Ce qui veut dire: Les rois d’autrefois allaient toujours se faire sacrer. Dans la pensée de ce roi-là, le sacre, c’était le bagne.

Le mot décarade [103], qui exprime le départ d’une lourde voiture au galop, est attribué à Villon, et il en est digne. Ce mot, qui fait feu des quatre pieds, résume dans une onomatopée magistrale tout l’admirable vers de La Fontaine:

Six forts chevaux tiraient un coche.

Au point de vue purement littéraire, peu d’études seraient plus curieuses et plus fécondes que celle de l’argot. C’est toute une langue dans la langue, une sorte d’excroissance maladive, une greffe malsaine qui a produit une végétation, un parasite qui a ses racines dans le vieux tronc gaulois et dont le feuillage sinistre rampe sur tout un côté de la langue. Ceci est ce qu’on pourrait appeler le premier aspect, l’aspect vulgaire de l’argot. Mais, pour ceux qui étudient la langue ainsi qu’il faut l’étudier, c’est-à-dire comme les géologues étudient la terre, l’argot apparaît comme une véritable alluvion. Selon qu’on y creuse plus ou moins avant, on trouve dans l’argot, au-dessous du vieux français populaire, le provençal, l’espagnol, de l’italien, du levantin, cette langue des ports de la Méditerranée, de l’anglais et de l’allemand, du roman dans ses trois variétés, roman français, roman italien, roman roman, du latin, enfin du basque et du celte. Formation profonde et bizarre. Édifice souterrain bâti en commun par tous les misérables. Chaque race maudite a déposé sa couche, chaque souffrance a laissé tomber sa pierre, chaque cœur a donné son caillou. Une foule d’âmes mauvaises, basses ou irritées, qui ont traversé la vie et sont allées s’évanouir dans l’éternité, sont là presque entières et en quelque sorte visibles encore sous la forme d’un mot monstrueux.

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[102] Littré cite l'emploi de ce mot au XVe siècle chez Froissart, ce qui semble prouver qu'il n'était pas argotique à l'époque de Villon.

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[103] Il semble que ce mot ne figure pas dans l'oeuvre de F. Villon.