Babet lui répondit:
– Moi pas. Je ne tape pas une dame.
Au coin de la rue, ils s’arrêtèrent et échangèrent à voix sourde ce dialogue énigmatique:
– Où irons-nous coucher ce soir?
– Sous Pantin [132].
– As-tu sur toi la clef de la grille, Thénardier?
– Pardi.
Éponine, qui ne les quittait pas des yeux, les vit reprendre le chemin par où ils étaient venus. Elle se leva et se mit à ramper derrière eux le long des murailles et des maisons. Elle les suivit ainsi jusqu’au boulevard. Là, ils se séparèrent, et elle vit ces six hommes s’enfoncer dans l’obscurité où ils semblèrent fondre.
Chapitre V Choses de la nuit
Après le départ des bandits, la rue Plumet reprit son tranquille aspect nocturne.
Ce qui venait de se passer dans cette rue n’eût point étonné une forêt. Les futaies, les taillis, les bruyères, les branches âprement entre-croisées, les hautes herbes, existent d’une manière sombre; le fourmillement sauvage entrevoit là les subites apparitions de l’invisible; ce qui est au-dessous de l’homme y distingue à travers la brume ce qui est au-delà de l’homme; et les choses ignorées de nous vivants s’y confrontent dans la nuit. La nature hérissée et fauve s’effare à de certaines approches où elle croit sentir le surnaturel. Les forces de l’ombre se connaissent, et ont entre elles de mystérieux équilibres. Les dents et les griffes redoutent l’insaisissable. La bestialité buveuse de sang, les voraces appétits affamés en quête de la proie, les instincts armés d’ongles et de mâchoires qui n’ont pour source et pour but que le ventre, regardent et flairent avec inquiétude l’impassible linéament spectral rôdant sous un suaire, debout dans sa vague robe frissonnante, et qui leur semble vivre d’une vie morte et terrible. Ces brutalités, qui ne sont que matière, craignent confusément d’avoir affaire à l’immense obscurité condensée dans un être inconnu. Une figure noire barrant le passage arrête net la bête farouche. Ce qui sort du cimetière intimide et déconcerte ce qui sort de l’antre; le féroce a peur du sinistre; les loups reculent devant une goule rencontrée.
Chapitre VI Marius redevient réel au point de donner son adresse à Cosette
Pendant que cette espèce de chienne à figure humaine montait la garde contre la grille et que les six bandits lâchaient pied devant une fille, Marius était près de Cosette.
Jamais le ciel n’avait été plus constellé et plus charmant, les arbres plus tremblants, la senteur des herbes plus pénétrante; jamais les oiseaux ne s’étaient endormis dans les feuilles avec un bruit plus doux; jamais toutes les harmonies de la sérénité universelle n’avaient mieux répondu aux musiques intérieures de l’amour; jamais Marius n’avait été plus épris, plus heureux, plus extasié. Mais il avait trouvé Cosette triste. Cosette avait pleuré. Elle avait les yeux rouges.
C’était le premier nuage dans cet admirable rêve.
Le premier mot de Marius avait été:
– Qu’as-tu?
Et elle avait répondu:
– Voilà.
Puis elle s’était assise sur le banc près du perron, et pendant qu’il prenait place tout tremblant auprès d’elle, elle avait poursuivi:
– Mon père m’a dit ce matin de me tenir prête, qu’il avait des affaires, et que nous allions peut-être partir.
Marius frissonna de la tête aux pieds.
Quand on est à la fin de la vie, mourir, cela veut dire partir; quand on est au commencement, partir, cela veut dire mourir.
Depuis six semaines, Marius, peu à peu, lentement, par degrés, prenait chaque jour possession de Cosette. Possession tout idéale, mais profonde. Comme nous l’avons expliqué déjà, dans le premier amour, on prend l’âme bien avant le corps; plus tard on prend le corps bien avant l’âme, quelquefois on ne prend pas l’âme du tout; les Faublas et les Prudhomme ajoutent: parce qu’il n’y en a pas; mais ce sarcasme est par bonheur un blasphème. Marius donc possédait Cosette, comme les esprits possèdent; mais il l’enveloppait de toute son âme et la saisissait jalousement avec une incroyable conviction. Il possédait son sourire, son haleine, son parfum, le rayonnement profond de ses prunelles bleues, la douceur de sa peau quand il lui touchait la main, le charmant signe qu’elle avait au cou, toutes ses pensées. Ils étaient convenus de ne jamais dormir sans rêver l’un de l’autre, et ils s’étaient tenus parole. Il possédait donc tous les rêves de Cosette. Il regardait sans cesse et il effleurait quelquefois de son souffle les petits cheveux qu’elle avait à la nuque, et il se déclarait qu’il n’y avait pas un de ces petits cheveux qui ne lui appartint à lui Marius. Il contemplait et il adorait les choses qu’elle mettait, son nœud de ruban, ses gants, ses manchettes, ses brodequins, comme des objets sacrés dont il était le maître. Il songeait qu’il était le seigneur de ces jolis peignes d’écaille qu’elle avait dans ses cheveux, et il se disait même, sourds et confus bégayements de la volupté qui se faisait jour, qu’il n’y avait pas un cordon de sa robe, pas une maille de ses bas, pas un pli de son corset, qui ne fût à lui. À côté de Cosette, il se sentait près de son bien, près de sa chose, près de son despote et de son esclave. Il semblait qu’ils eussent tellement mêlé leurs âmes que, s’ils eussent voulu les reprendre, il leur eût été impossible de les reconnaître. – Celle-ci est la mienne. – Non, c’est la mienne. – Je t’assure que tu te trompes. Voilà bien moi. – Ce que tu prends pour toi, c’est moi. – Marius était quelque chose qui faisait partie de Cosette et Cosette était quelque chose qui faisait partie de Marius. Marius sentait Cosette vivre en lui. Avoir Cosette, posséder Cosette, cela pour lui n’était pas distinct de respirer. Ce fut au milieu de cette foi, de cet enivrement, de cette possession virginale, inouïe et absolue, de cette souveraineté, que ces mots: «Nous allons partir», tombèrent tout à coup, et que la voix brusque de la réalité lui cria: Cosette n’est pas à toi!
Marius se réveilla. Depuis six semaines, Marius vivait, nous l’avons dit, hors de la vie; ce mot, partir! l’y fit rentrer durement.
Il ne trouva pas une parole. Cosette sentit seulement que sa main était très froide. Elle lui dit à son tour:
– Qu’as-tu?
Il répondit, si bas que Cosette l’entendait à peine:
– Je ne comprends pas ce que tu as dit.
Elle reprit:
– Ce matin mon père m’a dit de préparer toutes mes petites affaires et de me tenir prête, qu’il me donnerait son linge pour le mettre dans une malle, qu’il était obligé de faire un voyage, que nous allions partir, qu’il faudrait avoir une grande malle pour moi et une petite pour lui, de préparer tout cela d’ici à une semaine, et que nous irions peut-être en Angleterre.
– Mais c’est monstrueux! s’écria Marius.
Il est certain qu’en ce moment, dans l’esprit de Marius, aucun abus de pouvoir, aucune violence, aucune abomination des tyrans les plus prodigieux, aucune action de Busiris, de Tibère ou de Henri VIII n’égalait en férocité celle-ci: M. Fauchelevent emmenant sa fille en Angleterre parce qu’il a des affaires.
Il demanda d’une voix faible:
– Et quand partirais-tu?
– Il n’a pas dit quand.