Marius, pétrifié et hors d’état d’articuler une parole, fit de la tête signe que non.
Le bonhomme éclata de rire, cligna sa vieille paupière, lui donna une tape sur le genou, le regarda entre deux yeux d’un air mystérieux et rayonnant, et lui dit avec le plus tendre des haussements d’épaules:
– Bêta! fais-en ta maîtresse.
Marius pâlit. Il n’avait rien compris à tout ce que venait de dire son grand-père. Ce rabâchage de rue Blomet, de Paméla, de caserne, de lancier, avait passé devant Marius comme une fantasmagorie. Rien de tout cela ne pouvait se rapporter à Cosette qui était un lys. Le bonhomme divaguait. Mais cette divagation avait abouti à un mot que Marius avait compris et qui était une mortelle injure à Cosette. Ce mot, fais-en ta maîtresse, entra dans le cœur du sévère jeune homme comme une épée.
Il se leva, ramassa son chapeau qui était à terre, et marcha vers la porte d’un pas assuré et ferme. Là il se retourna, s’inclina profondément devant son grand-père, redressa la tête, et dit:
– Il y a cinq ans, vous avez outragé mon père; aujourd’hui vous outragez ma femme. Je ne vous demande plus rien, monsieur. Adieu.
Le père Gillenormand, stupéfait, ouvrit la bouche, étendit les bras, essaya de se lever, et, avant qu’il eût pu prononcer un mot, la porte s’était refermée et Marius avait disparu.
Le vieillard resta quelques instants immobile et comme foudroyé sans pouvoir parler ni respirer, comme si un poing fermé lui serrait le gosier. Enfin il s’arracha de son fauteuil, courut à la porte autant qu’on peut courir à quatre-vingt-onze ans, l’ouvrit, et cria:
– Au secours! au secours!
Sa fille parut, puis les domestiques. Il reprit avec un râle lamentable:
– Courez après lui! rattrapez-le! Qu’est-ce que je lui ai fait? Il est fou! il s’en va! Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! cette fois il ne reviendra plus!
Il alla à la fenêtre qui donnait sur la rue, l’ouvrit de ses vieilles mains chevrotantes, se pencha plus d’à mi-corps pendant que Basque et Nicolette le retenaient par-derrière, et cria:
– Marius! Marius! Marius! Marius!
Mais Marius ne pouvait déjà plus entendre, et tournait en ce moment-là même l’angle de la rue Saint-Louis.
L’octogénaire porta deux ou trois fois ses deux mains à ses tempes avec une expression d’angoisse, recula en chancelant et s’affaissa sur un fauteuil, sans pouls, sans voix, sans larmes, branlant la tête et agitant les lèvres d’un air stupide, n’ayant plus rien dans les yeux et dans le cœur que quelque chose de morne et de profond qui ressemblait à la nuit.
Livre neuvième – Où vont-ils?
Chapitre I Jean Valjean
Ce même jour, vers quatre heures de l’après-midi, Jean Valjean était assis seul sur le revers de l’un des talus les plus solitaires du Champ de Mars. Soit prudence, soit désir de se recueillir, soit tout simplement par suite d’un de ces insensibles changements d’habitudes qui s’introduisent peu à peu dans toutes les existences, il sortait maintenant assez rarement avec Cosette. Il avait sa veste d’ouvrier et un pantalon de toile grise, et sa casquette à longue visière lui cachait le visage. Il était à présent calme et heureux du côté de Cosette; ce qui l’avait quelque peu effrayé et troublé s’était dissipé; mais, depuis une semaine ou deux, des anxiétés d’une autre nature lui étaient venues. Un jour, en se promenant sur le boulevard, il avait aperçu Thénardier; grâce à son déguisement, Thénardier ne l’avait point reconnu; mais depuis lors Jean Valjean l’avait revu plusieurs fois, et il avait maintenant la certitude que Thénardier rôdait dans le quartier. Ceci avait suffi pour lui faire prendre un grand parti. Thénardier là, c’étaient tous les périls à la fois. En outre Paris n’était pas tranquille; les troubles politiques offraient cet inconvénient pour quiconque avait quelque chose à cacher dans sa vie que la police était devenue très inquiète et très ombrageuse, et qu’en cherchant à dépister un homme comme Pépin ou Morey [134], elle pouvait fort bien découvrir un homme comme Jean Valjean. Jean Valjean s’était décidé à quitter Paris, et même la France, et à passer en Angleterre. Il avait prévenu Cosette. Avant huit jours il voulait être parti. Il s’était assis sur le Champ de Mars, roulant dans son esprit toutes sortes de pensées, Thénardier, la police, le voyage, et la difficulté de se procurer un passeport.
À tous ces points de vue, il était soucieux.
Enfin, un fait inexplicable qui venait de le frapper, et dont il était encore tout chaud, avait ajouté à son éveil. Le matin de ce même jour, seul levé dans la maison, et se promenant dans le jardin avant que les volets de Cosette fussent ouverts, il avait aperçu tout à coup cette ligne gravée sur la muraille, probablement avec un clou.
16, rue de la Verrerie.
Cela était tout récent, les entailles étaient blanches dans le vieux mortier noir, une touffe d’ortie au pied du mur était poudrée de fin plâtre frais. Cela probablement avait été écrit là dans la nuit. Qu’était-ce? une adresse? un signal pour d’autres? un avertissement pour lui? Dans tous les cas, il était évident que le jardin était violé, et que des inconnus y pénétraient. Il se rappela les incidents bizarres qui avaient déjà alarmé la maison. Son esprit travailla sur ce canevas. Il se garda bien de parler à Cosette de la ligne écrite au clou sur le mur, de peur de l’effrayer.
Au milieu de ces préoccupations, il s’aperçut, à une ombre que le soleil projetait, que quelqu’un venait de s’arrêter sur la crête du talus immédiatement derrière lui. Il allait se retourner, lorsqu’un papier plié en quatre tomba sur ses genoux, comme si une main l’eût lâché au-dessus de sa tête. Il prit le papier, le déplia, et y lut ce mot écrit en grosses lettres au crayon:
DÉMÉNAGEZ.
Jean Valjean se leva vivement, il n’y avait plus personne sur le talus; il chercha autour de lui et aperçut une espèce d’être plus grand qu’un enfant, plus petit qu’un homme, vêtu d’une blouse grise et d’un pantalon de velours de coton couleur poussière, qui enjambait le parapet et se laissait glisser dans le fossé du Champ de Mars.