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Gavroche du reste ne se doutait pas que dans cette vilaine nuit pluvieuse où il avait offert à deux mioches l’hospitalité de son éléphant, c’était pour ses propres frères qu’il avait fait office de providence. Ses frères le soir, son père le matin; voilà quelle avait été sa nuit. En quittant la rue des Ballets au petit jour, il était retourné en hâte à l’éléphant, en avait artistement extrait les deux mômes, avait partagé avec eux le déjeuner quelconque qu’il avait inventé, puis s’en était allé, les confiant à cette bonne mère la rue qui l’avait à peu près élevé lui-même. En les quittant, il leur avait donné rendez-vous pour le soir au même endroit, et leur avait laissé pour adieu ce discours: – Je casse une canne, autrement dit je m’esbigne, ou, comme on dit à la cour, je file. Les mioches, si vous ne retrouvez pas papa maman, revenez ici ce soir. Je vous ficherai à souper et je vous coucherai. Les deux enfants, ramassés par quelque sergent de ville et mis au dépôt, ou volés par quelque saltimbanque, ou simplement égarés dans l’immense casse-tête chinois parisien, n’étaient pas revenus. Les bas-fonds du monde social actuel sont pleins de ces traces perdues. Gavroche ne les avait pas revus. Dix ou douze semaines s’étaient écoulées depuis cette nuit-là. Il lui était arrivé plus d’une fois de se gratter le dessus de la tête et de dire: Où diable sont mes deux enfants?

Cependant, il était parvenu, son pistolet au poing, rue du Pont-aux-Choux. Il remarqua qu’il n’y avait plus, dans cette rue, qu’une boutique ouverte, et, chose digne de réflexion, une boutique de pâtissier. C’était une occasion providentielle de manger encore un chausson aux pommes avant d’entrer dans l’inconnu. Gavroche s’arrêta, tâta ses flancs, fouilla son gousset, retourna ses poches, n’y trouva rien, pas un sou, et se mit à crier: Au secours!

Il est dur de manquer le gâteau suprême.

Gavroche n’en continua pas moins son chemin.

Deux minutes après, il était rue Saint-Louis. En traversant la rue du Parc-Royal il sentit le besoin de se dédommager du chausson de pommes impossible, et il se donna l’immense volupté de déchirer en plein jour les affiches de spectacle.

Un peu plus loin, voyant passer un groupe d’êtres bien portants qui lui parurent des propriétaires, il haussa les épaules et cracha au hasard devant lui cette gorgée de bile philosophique:

– Ces rentiers, comme c’est gras! Ça se gave. Ça patauge dans les bons dîners. Demandez-leur ce qu’ils font de leur argent. Ils n’en savent rien. Ils le mangent, quoi! Autant en emporte le ventre.

Chapitre II Gavroche en marche

L’agitation d’un pistolet sans chien qu’on tient à la main en pleine rue est une telle fonction publique que Gavroche sentait croître sa verve à chaque pas. Il criait, parmi des bribes de la Marseillaise qu’il chantait:

– Tout va bien. Je souffre beaucoup de la patte gauche, je me suis cassé mon rhumatisme, mais je suis content, citoyens. Les bourgeois n’ont qu’à se bien tenir, je vas leur éternuer des couplets subversifs. Qu’est-ce que c’est que les mouchards? c’est des chiens. Nom d’unch! ne manquons pas de respect aux chiens. Avec ça que je voudrais bien en avoir un à mon pistolet. Je viens du boulevard, mes amis, ça chauffe, ça jette un petit bouillon, ça mijote. Il est temps d’écumer le pot. En avant les hommes! qu’un sang impur inonde les sillons! Je donne mes jours pour la patrie, je ne reverrai plus ma concubine, n-i-ni, fini, oui, Nini! mais c’est égal, vive la joie! Battons-nous, crebleu! j’en ai assez du despotisme.

En cet instant, le cheval d’un garde national lancier qui passait s’étant abattu, Gavroche posa son pistolet sur le pavé, et releva l’homme, puis il aida à relever le cheval. Après quoi il ramassa son pistolet et reprit son chemin.

Rue de Thorigny, tout était paix et silence. Cette apathie, propre au Marais, contrastait avec la vaste rumeur environnante. Quatre commères causaient sur le pas d’une porte. L’Écosse a des trios de sorcières, mais Paris a des quatuor de commères; et le «tu seras roi» serait tout aussi lugubrement jeté à Bonaparte dans le carrefour Baudoyer qu’à Macbeth dans la bruyère d’Armuyr. Ce serait à peu près le même croassement.

Les commères de la rue de Thorigny ne s’occupaient que de leurs affaires. C’étaient trois portières et une chiffonnière avec sa hotte et son crochet.

Elles semblaient debout toutes les quatre aux quatre coins de la vieillesse qui sont la caducité, la décrépitude, la ruine et la tristesse.

La chiffonnière était humble. Dans ce monde en plein vent, la chiffonnière salue, la portière protège. Cela tient au coin de la borne qui est ce que veulent les concierges, gras ou maigre, selon la fantaisie de celui qui fait le tas. Il peut y avoir de la bonté dans le balai.

Cette chiffonnière était une hotte reconnaissante, et elle souriait, quel sourire! aux trois portières. Il se disait des choses comme ceci:

– Ah çà, votre chat est donc toujours méchant?

– Mon Dieu, les chats, vous le savez, naturellement sont l’ennemi des chiens. C’est les chiens qui se plaignent.

– Et le monde aussi.

– Pourtant les puces de chat ne vont pas après le monde.

– Ce n’est pas l’embarras, les chiens, c’est dangereux. Je me rappelle une année où il y avait tant de chiens qu’on a été obligé de le mettre dans les journaux. C’était du temps qu’il y avait aux Tuileries de grands moutons qui traînaient la petite voiture du roi de Rome. Vous rappelez-vous le roi de Rome?

– Moi, j’aimais bien le duc de Bordeaux.

– Moi, j’ai connu Louis XVII. J’aime mieux Louis XVII.

– C’est la viande qui est chère, mame Patagon!

– Ah! ne m’en parlez pas, la boucherie est une horreur. Une horreur horrible. On n’a plus que de la réjouissance.

Ici la chiffonnière intervint:

– Mesdames, le commerce ne va pas. Les tas d’ordures sont minables. On ne jette plus rien. On mange tout.

– Il y en a de plus pauvres que vous, la Vargoulême.

– Ah, Ça C’est vrai, répondit la chiffonnière avec déférence, moi j’ai un état.

Il y eut une pause, et la chiffonnière, cédant à ce besoin d’étalage qui est le fond de l’homme, ajouta:

– Le matin en rentrant, j’épluche l’hotte, je fais mon treillage (probablement triage). Ça fait des tas dans ma chambre. Je mets les chiffons dans un panier, les trognons dans un baquet, les linges dans mon placard, les lainages dans ma commode, les vieux papiers dans le coin de la fenêtre, les choses bonnes à manger dans mon écuelle, les morceaux de verre dans la cheminée, les savates derrière la porte, et les os sous mon lit.

Gavroche, arrêté derrière, écoutait:

– Les vieilles, dit-il, qu’est-ce que vous avez donc à parler politique?

Une bordée l’assaillit, composée d’une huée quadruple.

– En voilà encore un scélérat!

– Qu’est-ce qu’il a donc à son moignon? Un pistolet?

– Je vous demande un peu, ce gueux de môme!

– Ça n’est pas tranquille si ça ne renverse pas l’autorité.

Gavroche, dédaigneux, se borna, pour toute représaille, à soulever le bout de son nez avec son pouce en ouvrant sa main toute grande.

La chiffonnière cria:

– Méchant va-nu-pattes!