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– Est-il midi ou minuit? cria Bossuet. On n’y voit goutte. Gibelotte, de la lumière!

Grantaire, triste, buvait.

– Enjolras me dédaigne, murmura-t-il. Enjolras a dit: Joly est malade, Grantaire est ivre. C’est à Bossuet qu’il a envoyé Navet. S’il était venu me prendre, je l’aurais suivi. Tant pis pour Enjolras! je n’irai pas à son enterrement.

Cette résolution prise, Bossuet, Joly et Grantaire ne bougèrent plus du cabaret. Vers deux heures de l’après-midi, la table où ils s’accoudaient était couverte de bouteilles vides. Deux chandelles y brûlaient, l’une dans un bougeoir de cuivre parfaitement vert, l’autre dans le goulot d’une carafe fêlée. Grantaire avait entraîné Joly et Bossuet vers le vin; Bossuet et Joly avaient ramené Grantaire vers la joie.

Quant à Grantaire, depuis midi, il avait dépassé le vin, médiocre source de rêves. Le vin, près des ivrognes sérieux, n’a qu’un succès d’estime. Il y a, en fait d’ébriété, la magie noire et la magie blanche; le vin n’est que la magie blanche. Grantaire était un aventureux buveur de songes. La noirceur d’une ivresse redoutable entr’ouverte devant lui, loin de l’arrêter l’attirait. Il avait laissé là les bouteilles et pris la chope. La chope, c’est le gouffre. N’ayant sous la main ni opium, ni haschisch, et voulant s’emplir le cerveau de crépuscule, il avait eu recours à cet effrayant mélange d’eau-de-vie, de stout et d’absinthe, qui produit des léthargies si terribles. C’est de ces trois vapeurs, bière, eau-de-vie, absinthe, qu’est fait le plomb de l’âme. Ce sont trois ténèbres; le papillon céleste s’y noie; et il s’y forme, dans une fumée membraneuse vaguement condensée en aile de chauve-souris, trois furies muettes, le Cauchemar, la Nuit, la Mort, voletant au-dessus de Psyché endormie.

Grantaire n’en était point encore à cette phase lugubre; loin de là. Il étai prodigieusement gai, et Bossuet et Joly lui donnaient la réplique. Ils trinquaient. Grantaire ajoutait à l’accentuation excentrique des mots et des idées la divagation du geste, il appuyait avec dignité son poing gauche sur son genou, son bras faisant l’équerre, et, la cravate défaite, à cheval sur un tabouret, son verre plein dans sa main droite, il jetait à la grosse servante Matelote ces paroles solennelles:

– Qu’on ouvre les portes du palais! que tout le monde soit de l’Académie française, et ait le droit d’embrasser madame Hucheloup! Buvons.

Et se tournant vers mame Hucheloup, il ajoutait:

– Femme antique et consacrée par l’usage, approche que je te contemple!

Et Joly s’écriait:

– Batelote et Gibelotte, de doddez plus à boire à Grantaire. Il bange des argents fous. Il a déjà dévoré depuis ce batin en prodigalités éperdues deux francs quatre-vingt-quinze centibes.

Et Grantaire reprenait:

– Qui donc a décroché les étoiles sans ma permission pour les mettre sur la table en guise de chandelles?

Bossuet, fort ivre, avait conservé son calme.

Il s’était assis sur l’appui de la fenêtre ouverte, mouillant son dos à la pluie qui tombait, et il contemplait ses deux amis.

Tout à coup il entendit derrière lui un tumulte, des pas précipités, des cris aux armes! Il se retourna, et aperçut, rue Saint-Denis, au bout de la rue de la Chanvrerie, Enjolras qui passait, la carabine à la main, et Gavroche avec son pistolet, Feuilly avec son sabre, Courfeyrac avec son épée, Jean Prouvaire avec son mousqueton, Combeferre avec son fusil, Bahorel avec son fusil, et tout le rassemblement armé et orageux qui les suivait.

La rue de la Chanvrerie n’était guère longue que d’une portée de carabine. Bossuet improvisa avec ses deux mains un porte-voix autour de sa bouche, et cria:

– Courfeyrac! Courfeyrac! hohée!

Courfeyrac entendit l’appel, aperçut Bossuet, et fit quelques pas dans la rue de la Chanvrerie, en criant un: que veux-tu? qui se croisa avec un: où vas-tu?

– Faire une barricade, répondit Courfeyrac.

– Eh bien, ici! la place est bonne! fais-la ici!

– C’est vrai, Aigle, dit Courfeyrac.

Et sur un signe de Courfeyrac, l’attroupement se précipita rue de la Chanvrerie.

Chapitre III La nuit commence à se faire sur Grantaire

La place était en fait admirablement indiquée, l’entrée de la rue évasée, le fond rétréci et en cul-de-sac, Corinthe y faisant un étranglement, la rue Mondétour facile à barrer à droite et à gauche, aucune attaque possible que par la rue Saint-Denis, c’est-à-dire de front et à découvert. Bossuet gris avait eu le coup d’œil d’Annibal à jeun.

À l’irruption du rassemblement, l’épouvante avait pris toute la rue. Pas un passant qui ne se fût éclipsé. Le temps d’un éclair, au fond, à droite, à gauche, boutiques, établis, portes d’allées, fenêtres, persiennes, mansardes, volets de toute dimension, s’étaient fermés depuis les rez-de-chaussée jusque sur les toits. Une vieille femme effrayée avait fixé un matelas devant sa fenêtre à deux perches à sécher le linge, afin d’amortir la mousqueterie. La maison du cabaret était seule restée ouverte; et cela pour une bonne raison, c’est que l’attroupement s’y était rué. – Ah mon Dieu! ah mon Dieu! soupirait mame Hucheloup.

Bossuet était descendu au-devant de Courfeyrac.

Joly, qui s’était mis à la fenêtre, cria:

– Courfeyrac, tu aurais dû prendre un parapluie. Tu vas t’enrhuber.

Cependant, en quelques minutes, vingt barres de fer avaient été arrachées de la devanture grillée du cabaret, dix toises de rue avaient été dépavées; Gavroche et Bahorel avaient saisi au passage et renversé le haquet d’un fabricant de chaux appelé Anceau, ce haquet contenait trois barriques [178] pleines de chaux qu’ils avaient placées sous des piles de pavés; Enjolras avait levé la trappe de la cave, et toutes les futailles vides de la veuve Hucheloup étaient allées flanquer les barriques de chaux; Feuilly, avec ses doigts habitués à enluminer les lames délicates des éventails, avait contre-buté les barriques et le haquet de deux massives piles de moellons. Moellons improvisés comme le reste, et pris on ne sait où. Des poutres d’étai avaient été arrachées à la façade d’une maison voisine et couchées sur les futailles. Quand Bossuet et Courfeyrac se retournèrent, la moitié de la rue était déjà barrée d’un rempart plus haut qu’un homme. Rien n’est tel que la main populaire pour bâtir tout ce qui se bâtit en démolissant.

Matelote et Gibelotte s’étaient mêlées aux travailleurs. Gibelotte allait et venait chargée de gravats. Sa lassitude aidait à la barricade. Elle servait des pavés comme elle eût servi du vin, l’air endormi.

Un omnibus qui avait deux chevaux blancs passa au bout de la rue.

Bossuet enjamba les pavés, courut, arrêta le cocher, fit descendre les voyageurs, donna la main «aux dames», congédia le conducteur et revint ramenant voiture et chevaux par la bride.

– Les omnibus, dit-il, ne passent pas devant Corinthe. Non licet omnibus adire Corinthum [179].

Un instant après, les chevaux dételés s’en allaient au hasard par la rue Mondétour, et l’omnibus couché sur le flanc complétait le barrage de la rue.

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[178] Comme le fait remarquer Y. Gohin (Les Misérables, éd. «Folio»), l'étymologie populaire faisait de barrique l'origine du mot barricade.

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[179] Vers d'Horace (Épitres, I, 17) passé à l'état de proverbe: «Il n'est pas permis à tous d'aller à Corinthe.» Le texte en offre un démenti puisque tout le personnel du roman – Cosette et Thénardier exceptés – se retrouve sur la barricade.