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La blessure de Jean Valjean avait été une diversion.

Quand Cosette vit que son père souffrait moins, et qu’il guérissait, et qu’il semblait heureux, elle eut un contentement qu’elle ne remarqua même pas, tant il vint doucement et naturellement. Puis c’était le mois de mars, les jours allongeaient, l’hiver s’en allait, l’hiver emporte toujours avec lui quelque chose de nos tristesses; puis vint avril, ce point du jour de l’été, frais comme toutes les aubes, gai comme toutes les enfances; un peu pleureur parfois comme un nouveau-né qu’il est. La nature en ce mois-là a des lueurs charmantes qui passent du ciel, des nuages, des arbres, des prairies et des fleurs, au cœur de l’homme.

Cosette était trop jeune encore pour que cette joie d’avril qui lui ressemblait ne la pénétrât pas. Insensiblement, et sans qu’elle s’en doutât, le noir s’en alla de son esprit. Au printemps il fait clair dans les âmes tristes comme à midi il fait clair dans les caves. Cosette même n’était déjà plus très triste. Du reste, cela était ainsi, mais elle ne s’en rendait pas compte. Le matin, vers dix heures, après déjeuner, lorsqu’elle avait réussi à entraîner son père pour un quart d’heure dans le jardin, et qu’elle le promenait au soleil devant le perron en lui soutenant son bras malade, elle ne s’apercevait point qu’elle riait à chaque instant et qu’elle était heureuse.

Jean Valjean, enivré, la voyait redevenir vermeille et fraîche.

– Oh! la bonne blessure! répétait-il tout bas.

Et il était reconnaissant aux Thénardier.

Une fois sa blessure guérie, il avait repris ses promenades solitaires et crépusculaires.

Ce serait une erreur de croire qu’on peut se promener de la sorte seul dans les régions inhabitées de Paris sans rencontrer quelque aventure.

Chapitre II La mère Plutarque n’est pas embarrassée pour expliquer un phénomène

Un soir le petit Gavroche n’avait point mangé; il se souvint qu’il n’avait pas non plus dîné la veille; cela devenait fatigant. Il prit la résolution d’essayer de souper. Il s’en alla rôder au delà de la Salpêtrière, dans les lieux déserts; c’est là que sont les aubaines; où il n’y a personne, on trouve quelque chose. Il parvint jusqu’à une peuplade qui lui parut être le village d’Austerlitz.

Dans une de ses précédentes flâneries, il avait remarqué là un vieux jardin hanté d’un vieux homme et d’une vieille femme, et dans ce jardin un pommier passable. À côté de ce pommier, il y avait une espèce de fruitier mal clos où l’on pouvait conquérir une pomme. Une pomme, c’est un souper; une pomme, c’est la vie. Ce qui a perdu Adam pouvait sauver Gavroche. Le jardin côtoyait une ruelle solitaire non pavée et bordée de broussailles en attendant les maisons; une haie l’en séparait.

Gavroche se dirigea vers le jardin; il retrouva la ruelle, il reconnut le pommier, il constata le fruitier, il examina la haie; une haie, c’est une enjambée. Le jour déclinait, pas un chat dans la ruelle, l’heure était bonne. Gavroche ébaucha l’escalade, puis s’arrêta tout à coup. On parlait dans le jardin. Gavroche regarda par une des claires-voies de la haie.

À deux pas de lui, au pied de la haie et de l’autre côté, précisément au point où l’eût fait déboucher la trouée qu’il méditait, il y avait une pierre couchée qui faisait une espèce de banc, et sur ce banc était assis le vieux homme du jardin, ayant devant lui la vieille femme debout. La vieille bougonnait. Gavroche, peu discret, écouta.

– Monsieur Mabeuf! disait la vieille.

– Mabeuf! pensa Gavroche, ce nom est farce.

Le vieillard interpellé ne bougeait point. La vieille répéta:

– Monsieur Mabeuf!

Le vieillard, sans quitter la terre des yeux, se décida à répondre:

– Quoi, mère Plutarque?

– Mère Plutarque! pensa Gavroche, autre nom farce.

La mère Plutarque reprit, et force fut au vieillard d’accepter la conversation.

– Le propriétaire n’est pas content.

– Pourquoi?

– On lui doit trois termes.

– Dans trois mois on lui en devra quatre.

– Il dit qu’il vous enverra coucher dehors.

– J’irai.

– La fruitière veut qu’on la paye. Elle ne lâche plus ses falourdes. Avec quoi vous chaufferez-vous cet hiver? Nous n’aurons point de bois.

– Il y a le soleil.

– Le boucher refuse crédit, il ne veut plus donner de viande.

– Cela se trouve bien. Je digère mal la viande. C’est trop lourd.

– Qu’est-ce qu’on aura pour dîner?

– Du pain.

– Le boulanger exige un acompte, et dit que pas d’argent, pas de pain.

– C’est bon.

– Qu’est-ce que vous mangerez?

– Nous avons les pommes du pommier.

– Mais, monsieur, on ne peut pourtant pas vivre comme ça sans argent.

– Je n’en ai pas.

La vieille s’en alla, le vieillard resta seul. Il se mit à songer. Gavroche songeait de son côté. Il faisait presque nuit.

Le premier résultat de la songerie de Gavroche, ce fut qu’au lieu d’escalader la haie, il s’accroupit dessous. Les branches s’écartaient un peu au bas de la broussaille.

– Tiens, s’écria intérieurement Gavroche, une alcôve! et il s’y blottit. Il était presque adossé au banc du père Mabeuf. Il entendait l’octogénaire respirer.

Alors, pour dîner, il tâcha de dormir.

Sommeil de chat, sommeil d’un œil. Tout en s’assoupissant, Gavroche guettait.

La blancheur du ciel crépusculaire blanchissait la terre, et la ruelle faisait une ligne livide entre deux rangées de buissons obscurs.

Tout à coup, sur cette bande blanchâtre deux silhouettes parurent. L’une venait devant, l’autre, à quelque distance, derrière.

– Voilà deux êtres, grommela Gavroche.

La première silhouette semblait quelque vieux bourgeois courbé et pensif, vêtu plus que simplement, marchant lentement à cause de l’âge, et flânant le soir aux étoiles.

La seconde était droite, ferme, mince. Elle réglait son pas sur le pas de la première; mais dans la lenteur volontaire de l’allure, on sentait de la souplesse et de l’agilité. Cette silhouette avait, avec on ne sait quoi de farouche et d’inquiétant, toute la tournure de ce qu’on appelait alors un élégant; le chapeau était d’une bonne forme, la redingote était noire, bien coupée, probablement de beau drap, et serrée à la taille. La tête se dressait avec une sorte de grâce robuste, et, sous le chapeau, on entrevoyait dans le crépuscule un pâle profil d’adolescent. Ce profil avait une rose à la bouche. Cette seconde silhouette était bien connue de Gavroche c’était Montparnasse.

Quant à l’autre, il n’en eût rien pu dire, sinon que c’était un vieux bonhomme.

Gavroche entra sur-le-champ en observation.

L’un de ces deux passants avait évidemment des projets sur l’autre. Gavroche était bien situé pour voir la suite. L’alcôve était fort à propos devenue cachette.

Montparnasse à la chasse, à une pareille heure, en un pareil lieu, cela était menaçant. Gavroche sentait ses entrailles de gamin s’émouvoir de pitié pour le vieux.

Que faire? intervenir? une faiblesse en secourant une autre! C’était de quoi rire pour Montparnasse. Gavroche ne se dissimulait pas que, pour ce redoutable bandit de dix-huit ans, le vieillard d’abord, l’enfant ensuite, c’étaient deux bouchées.

Pendant que Gavroche délibérait, l’attaque eut lieu, brusque et hideuse. Attaque de tigre à l’onagre, attaque d’araignée à la mouche. Montparnasse, à l’improviste, jeta la rose, bondit sur le vieillard, le colleta, l’empoigna et s’y cramponna, et Gavroche eut de la peine à retenir un cri. Un moment après, l’un de ces hommes était sous l’autre, accablé, râlant, se débattant, avec un genou de marbre sur la poitrine. Seulement ce n’était pas tout à fait ce à quoi Gavroche s’était attendu. Celui qui était à terre, c’était Montparnasse; celui qui était dessus, c’était le bonhomme.

Tout ceci se passait à quelques pas de Gavroche.

Le vieillard avait reçu le choc, et l’avait rendu, et rendu si terriblement qu’en un clin d’œil l’assaillant et l’assailli avaient changé de rôle.

– Voilà un fier invalide! pensa Gavroche.

Et il ne put s’empêcher de battre des mains. Mais ce fut un battement de mains perdu. Il n’arriva pas jusqu’aux deux combattants, absorbés et assourdis l’un par l’autre et mêlant leurs souffles dans la lutte.