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Cosette disait à Marius:

– Sais-tu?…

(Dans tout cela, et à travers cette céleste virginité, et sans qu’il fût possible à l’un et à l’autre de dire comment, le tutoiement était venu.)

– Sais-tu? Je m’appelle Euphrasie.

– Euphrasie? Mais non, tu t’appelles Cosette.

– Oh! Cosette est un assez vilain nom qu’on m’a donné comme cela quand j’étais petite. Mais mon vrai nom est Euphrasie. Est-ce que tu n’aimes pas ce nom-là, Euphrasie?

– Si… – Mais Cosette n’est pas vilain.

– Est-ce que tu l’aimes mieux qu’Euphrasie?

– Mais… – oui.

– Alors je l’aime mieux aussi. C’est vrai, c’est joli, Cosette. Appelle-moi Cosette.

Et le sourire qu’elle ajoutait faisait de ce dialogue une idylle digne d’un bois qui serait dans le ciel.

Une autre fois elle le regardait fixement et s’écriait:

– Monsieur, vous êtes beau, vous êtes joli, vous avez de l’esprit, vous n’êtes pas bête du tout, vous êtes bien plus savant que moi, mais je vous défie à ce mot-là: je t’aime!

Et Marius, en plein azur, croyait entendre une strophe chantée par une étoile.

Ou bien, elle lui donnait une petite tape parce qu’il toussait, et elle lui disait:

– Ne toussez pas, monsieur. Je ne veux pas qu’on tousse chez moi sans ma permission. C’est très laid de tousser et de m’inquiéter. Je veux que tu te portes bien, parce que d’abord, moi, si tu ne te portais pas bien, je serais très malheureuse. Qu’est-ce que tu veux que je fasse?

Et cela était tout simplement divin.

Une fois Marius dit à Cosette:

– Figure-toi, j’ai cru un temps que tu t’appelais Ursule.

Ceci les fit rire toute la soirée.

Au milieu d’une autre causerie, il lui arriva de s’écrier:

– Oh! un jour, au Luxembourg, j’ai eu envie d’achever de casser un invalide [117]!

Mais il s’arrêta court et n’alla pas plus loin. Il aurait fallu parler à Cosette de sa jarretière, et cela lui était impossible. Il y avait là un côtoiement inconnu, la chair, devant lequel reculait, avec une sorte d’effroi sacré, cet immense amour innocent.

Marius se figurait la vie avec Cosette comme cela, sans autre chose; venir tous les soirs rue Plumet, déranger le vieux barreau complaisant de la grille du président, s’asseoir coude à coude sur ce banc, regarder à travers les arbres la scintillation de la nuit commençante, faire cohabiter le pli du genou de son pantalon avec l’ampleur de la robe de Cosette, lui caresser l’ongle du pouce, lui dire tu, respirer l’un après l’autre la même fleur, à jamais, indéfiniment. Pendant ce temps-là les nuages passaient au-dessus de leur tête. Chaque fois que le vent souffle, il emporte plus de rêves de l’homme que de nuées du ciel.

Que ce chaste amour presque farouche fût absolument sans galanterie, non. «Faire des compliments» à celle qu’on aime est la première façon de faire des caresses, demi-audace qui s’essaye. Le compliment, c’est quelque chose comme le baiser à travers le voile. La volupté y met sa douce pointe, tout en se cachant. Devant la volupté le cœur recule, pour mieux aimer. Les cajoleries de Marius, toutes saturées de chimère, étaient, pour ainsi dire, azurées. Les oiseaux, quand ils volent là-haut du côté des anges, doivent entendre de ces paroles-là. Il s’y mêlait pourtant la vie, l’humanité, toute la quantité de positif dont Marius était capable. C’était ce qui se dit dans la grotte, prélude de ce qui se dira dans l’alcôve; une effusion lyrique, la strophe et le sonnet mêlés, les gentilles hyperboles du roucoulement, tous les raffinements de l’adoration arrangés en bouquet et exhalant un subtil parfum céleste, un ineffable gazouillement de cœur à cœur.

– Oh! murmurait Marius, que tu es belle! Je n’ose pas te regarder. C’est ce qui fait que je te contemple. Tu es une grâce. Je ne sais pas ce que j’ai. Le bas de ta robe, quand le bout de ton soulier passe, me bouleverse. Et puis quelle lueur enchantée quand ta pensée s’entr’ouvre! Tu parles raison étonnamment. Il me semble par moments que tu es un songe. Parle, je t’écoute, je t’admire. Ô Cosette! comme c’est étrange et charmant! je suis vraiment fou. Vous êtes adorable, mademoiselle. J’étudie tes pieds au microscope et ton âme au télescope.

Et Cosette répondait:

– Je t’aime un peu plus de tout le temps qui s’est écoulé depuis ce matin.

Demandes et réponses allaient comme elles pouvaient dans ce dialogue, tombant toujours d’accord, sur l’amour, comme les figurines de sureau sur le clou.

Toute la personne de Cosette était naïveté, ingénuité, transparence, blancheur, candeur, rayon. On eût pu dire de Cosette qu’elle était claire. Elle faisait à qui la voyait une sensation d’avril et de point du jour. Il y avait de la rosée dans ses yeux. Cosette était une condensation de lumière aurorale en forme de femme.

Il était tout simple que Marius, l’adorant, l’admirât. Mais la vérité est que cette petite pensionnaire, fraîche émoulue du couvent, causait avec une pénétration exquise et disait par moments toutes sortes de paroles vraies et délicates. Son babil était de la conversation. Elle ne se trompait sur rien, et voyait juste. La femme sent et parle avec le tendre instinct du cœur, cette infaillibilité. Personne ne sait comme une femme dire des choses à la fois douces et profondes. La douceur et la profondeur, c’est là toute la femme; c’est là tout le ciel.

En cette pleine félicité, il leur venait à chaque instant des larmes aux yeux. Une bête à bon Dieu écrasée, une plume tombée d’un nid, une branche d’aubépine cassée, les apitoyait, et leur extase, doucement noyée de mélancolie, semblait ne demander pas mieux que de pleurer. Le plus souverain symptôme de l’amour, c’est un attendrissement parfois presque insupportable.

Et, à côté de cela, – toutes ces contradictions sont le jeu d’éclairs de l’amour, – ils riaient volontiers, et avec une liberté ravissante, et si familièrement qu’ils avaient parfois presque l’air de deux garçons. Cependant, l’insu même des cœurs ivres de chasteté, la nature inoubliable est toujours là. Elle est là, avec son but brutal et sublime, et, quelle que soit l’innocence des âmes, on sent, dans le tête-à-tête le plus pudique, l’adorable et mystérieuse nuance qui sépare un couple d’amants d’une paire d’amis.

Ils s’idolâtraient.

Le permanent et l’immuable subsistent. On s’aime, on se sourit, on se rit, on se fait des petites moues avec le bout des lèvres, on s’entrelace les doigts des mains, on se tutoie, et cela n’empêche pas l’éternité. Deux amants se cachent dans le soir, dans le crépuscule, dans l’invisible, avec les oiseaux, avec les roses, ils se fascinent l’un l’autre dans l’ombre avec leurs cœurs qu’ils mettent dans leurs yeux, ils murmurent, ils chuchotent, et pendant ce temps-là d’immenses balancements d’astres emplissent l’infini.

Chapitre II L’étourdissement du bonheur complet

Ils existaient vaguement, effarés de bonheur. Ils ne s’apercevaient pas du choléra qui décimait Paris précisément en ce mois-là. Ils s’étaient fait le plus de confidences qu’ils avaient pu, mais cela n’avait pas été bien loin au-delà de leurs noms. Marius avait dit à Cosette qu’il était orphelin, qu’il s’appelait Marius Pontmercy, qu’il était avocat, qu’il vivait d’écrire des choses pour les libraires, que son père était colonel, que c’était un héros, et que lui Marius était brouillé avec son grand-père qui était riche. Il lui avait aussi un peu dit qu’il était baron; mais cela n’avait fait aucun effet à Cosette. Marius baron? elle n’avait pas compris. Elle ne savait pas ce que ce mot voulait dire. Marius était Marius. De son côté elle lui avait confié qu’elle avait été élevée au couvent du Petit-Picpus, que sa mère était morte comme à lui, que son père s’appelait M. Fauchelevent, qu’il était très bon, qu’il donnait beaucoup aux pauvres, mais qu’il était pauvre lui-même, et qu’il se privait de tout en ne la privant de rien.

Chose bizarre, dans l’espèce de symphonie où Marius vivait depuis qu’il voyait Cosette, le passé, même le plus récent, était devenu tellement confus et lointain pour lui que ce que Cosette lui conta le satisfit pleinement. Il ne songea même pas à lui parler de l’aventure nocturne de la masure, des Thénardier, de la brûlure, et de l’étrange attitude et de la singulière fuite de son père. Marius avait momentanément oublié tout cela; il ne savait même pas le soir ce qu’il avait fait le matin, ni où il avait déjeuné, ni qui lui avait parlé; il avait des chants dans l’oreille qui le rendaient sourd à toute autre pensée, il n’existait qu’aux heures où il voyait Cosette. Alors, comme il était dans le ciel, il était tout simple qu’il oubliât la terre. Tous deux portaient avec langueur le poids indéfinissables des voluptés immatérielles. Ainsi vivent ces somnambules qu’on appelle les amoureux.

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[117] Voir III, 6, 8 et la note 108.