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Hélas! qui n’a éprouvé toutes ces choses? pourquoi vient-il une heure où l’on sort de cet azur, et pourquoi la vie continue-t-elle après?

Aimer remplace presque penser. L’amour est un ardent oubli du reste. Demandez donc de la logique à la passion. Il n’y a pas plus d’enchaînement logique absolu dans le cœur humain qu’il n’y a de figure géométrique parfaite dans la mécanique céleste. Pour Cosette et Marius rien n’existait plus que Marius et Cosette. L’univers autour d’eux était tombé dans un trou. Ils vivaient dans une minute d’or. Il n’y avait rien devant, rien derrière. C’est à peine si Marius songeait que Cosette avait un père. Il y avait dans son cerveau l’effacement de l’éblouissement. De quoi donc parlaient-ils, ces amants? On l’a vu, des fleurs, des hirondelles, du soleil couchant, du lever de la lune, de toutes les choses importantes. Ils s’étaient dit tout, excepté tout. Le tout des amoureux, c’est le rien. Mais le père, les réalités, ce bouge, ces bandits, cette aventure, à quoi bon? et était-il bien sûr que ce cauchemar eût existé? On était deux, on s’adorait, il n’y avait que cela. Toute autre chose n’était pas. Il est probable que cet évanouissement de l’enfer derrière nous est inhérent à l’arrivée au paradis. Est-ce qu’on a vu des démons? est-ce qu’il y en a? est-ce qu’on a tremblé? est-ce qu’on a souffert? On n’en sait plus rien. Une nuée rose est là-dessus.

Donc ces deux êtres vivaient ainsi, très haut, avec toute l’invraisemblance qui est dans la nature; ni au nadir, ni au zénith, entre l’homme et le séraphin, au-dessus de la fange, au-dessous de l’éther, dans le nuage; à peine os et chair, âme et extase de la tête aux pieds; déjà trop sublimés pour marcher à terre, encore trop chargés d’humanité pour disparaître dans le bleu, en suspension comme des atomes qui attendent le précipité; en apparence hors du destin; ignorant cette ornière, hier, aujourd’hui, demain; émerveillés, pâmés, flottants, par moments, assez allégés pour la fuite dans l’infini; presque prêts à l’envolement éternel.

Ils dormaient éveillés dans ce bercement. Ô léthargie splendide du réel accablé d’idéal!

Quelquefois, si belle que fût Cosette, Marius fermait les yeux devant elle. Les yeux fermés, c’est la meilleure manière de regarder l’âme.

Marius et Cosette ne se demandaient pas où cela les conduirait. Ils se regardaient comme arrivés. C’est une étrange prétention des hommes de vouloir que l’amour conduise quelque part.

Chapitre III Commencement d’ombre

Jean Valjean, lui, ne se doutait de rien.

Cosette, un peu moins rêveuse que Marius, était gaie, et cela suffisait à Jean Valjean pour être heureux. Les pensées que Cosette avait, ses préoccupations tendres, l’image de Marius qui lui remplissait l’âme, n’ôtaient rien à la pureté incomparable de son beau front chaste et souriant. Elle était dans l’âge où la vierge porte son amour comme l’ange porte son lys. Jean Valjean était donc tranquille. Et puis, quand deux amants s’entendent, cela va toujours très bien, le tiers quelconque qui pourrait troubler leur amour est maintenu dans un parfait aveuglement par un petit nombre de précautions toujours les mêmes pour tous les amoureux. Ainsi jamais d’objections de Cosette à Jean Valjean. Voulait-il promener? Oui, mon petit père. Voulait-il rester? Très bien. Voulait-il passer la soirée près de Cosette? Elle était ravie. Comme il se retirait toujours à dix heures du soir, ces fois-là Marius ne venait au jardin que passé cette heure, lorsqu’il entendait de la rue Cosette ouvrir la porte-fenêtre du perron. Il va sans dire que le jour on ne rencontrait jamais Marius. Jean Valjean ne songeait même plus que Marius existât. Une fois seulement, un matin, il lui arriva de dire à Cosette: – Tiens, comme tu as du blanc derrière le dos! La veille au soir, Marius, dans un transport, avait pressé Cosette contre le mur.

La vieille Toussaint, qui se couchait de bonne heure, ne songeait qu’à dormir une fois sa besogne faite, et ignorait tout comme Jean Valjean.

Jamais Marius ne mettait le pied dans la maison. Quand il était avec Cosette, ils se cachaient dans un enfoncement près du perron afin de ne pouvoir être vus ni entendus de la rue, et s’asseyaient là, se contentant souvent, pour toute conversation, de se presser les mains vingt fois par minute en regardant les branches des arbres. Dans ces instants-là, le tonnerre fût tombé à trente pas d’eux qu’ils ne s’en fussent pas doutés, tant la rêverie de l’un s’absorbait et plongeait profondément dans la rêverie de l’autre.

Puretés limpides. Heures toutes blanches; presque toutes pareilles. Ce genre d’amours-là est une collection de feuilles de lys et de plumes de colombe.

Tout le jardin était entre eux et la rue. Chaque fois que Marius entrait ou sortait, il rajustait soigneusement le barreau de la grille de manière qu’aucun dérangement ne fût visible.

Il s’en allait habituellement vers minuit, et s’en retournait chez Courfeyrac. Courfeyrac disait à Bahoreclass="underline"

– Croirais-tu? Marius rentre à présent à des une heure du matin!

Bahorel répondait:

– Que veux-tu? il y a toujours un pétard dans un séminariste.

Par moments Courfeyrac croisait les bras, prenait un air sérieux, et disait à Marius:

– Vous vous dérangez, jeune homme!

Courfeyrac, homme pratique, ne prenait pas en bonne part ce reflet d’un paradis invisible sur Marius; il avait peu l’habitude des passions inédites, il s’en impatientait, et il faisait par instants à Marius des sommations de rentrer dans le réel.

Un matin, il lui jeta cette admonition:

– Mon cher, tu me fais l’effet pour le moment d’être situé dans la lune, royaume du rêve, province de l’illusion, capitale Bulle de Savon. Voyons, sois bon enfant, comment s’appelle-t-elle?

Mais rien ne pouvait «faire parler» Marius. On lui eût arraché les ongles plutôt qu’une des trois syllabes sacrées dont se composait ce nom ineffable, Cosette. L’amour vrai est lumineux comme l’aurore et silencieux comme la tombe. Seulement il y avait, pour Courfeyrac, ceci de changé en Marius, qu’il avait une taciturnité rayonnante.

Pendant ce doux mois de mai Marius et Cosette connurent ces immenses bonheurs:

Se quereller et se dire vous, uniquement pour mieux se dire tu ensuite;

Se parler longuement, et dans les plus minutieux détails, de gens qui ne les intéressaient pas le moins du monde; preuve de plus que, dans ce ravissant opéra qu’on appelle l’amour, le libretto n’est presque rien;

Pour Marius, écouter Cosette parler chiffons;

Pour Cosette, écouter Marius parler politique;

Entendre, genou contre genou, rouler les voitures rue de Babylone;

Considérer la même planète dans l’espace ou le même ver luisant dans l’herbe;

Se taire ensemble; douceur plus grande encore que causer;

Etc., etc.

Cependant diverses complications approchaient.

Un soir, Marius s’acheminait au rendez-vous par le boulevard des Invalides; il marchait habituellement le front baissé; comme il allait tourner l’angle de la rue Plumet, il entendit qu’on disait tout près de lui:

– Bonsoir, monsieur Marius.

Il leva la tête, et reconnut Éponine.

Cela lui fit un effet singulier. Il n’avait pas songé une seule fois à cette fille depuis le jour où elle l’avait amené rue Plumet, il ne l’avait point revue, et elle lui était complètement sortie de l’esprit. Il n’avait que des motifs de reconnaissance pour elle, il lui devait son bonheur présent, et pourtant il lui était gênant de la rencontrer.

C’est une erreur de croire que la passion, quand elle est heureuse et pure, conduit l’homme à un état de perfection; elle le conduit simplement, nous l’avons constaté, à un état d’oubli. Dans cette situation, l’homme oublie d’être mauvais, mais il oublie aussi d’être bon. La reconnaissance, le devoir, les souvenirs essentiels et importuns, s’évanouissent. En tout autre temps Marius eût été bien autre pour Éponine. Absorbé par Cosette, il ne s’était même pas clairement rendu compte que cette Éponine s’appelait Éponine Thénardier, et qu’elle portait un nom écrit dans le testament de son père, ce nom pour lequel il se serait, quelques mois auparavant, si ardemment dévoué. Nous montrons Marius tel qu’il était. Son père lui-même disparaissait un peu dans son âme sous la splendeur de son amour.