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C’était Cosette qui sanglotait.

Elle pleurait depuis plus de deux heures à côté de Marius qui songeait.

Il vint à elle, tomba à genoux, et, se prosternant lentement, il prit le bout de son pied qui passait sous sa robe et le baisa.

Elle le laissa faire en silence. Il y a des moments où la femme accepte, comme une déesse sombre et résignée, la religion de l’amour.

– Ne pleure pas, dit-il.

Elle murmura:

– Puisque je vais peut-être m’en aller, et que tu ne peux pas venir!

Lui reprit:

– M’aimes-tu?

Elle lui répondit en sanglotant ce mot du paradis qui n’est jamais plus charmant qu’à travers les larmes:

– Je t’adore!

Il poursuivit avec un son de voix qui était une inexprimable caresse:

– Ne pleure pas. Dis, veux-tu faire cela pour moi de ne pas pleurer?

– M’aimes-tu, toi? dit-elle.

Il lui prit la main.

– Cosette, je n’ai jamais donné ma parole d’honneur à personne, parce que ma parole d’honneur me fait peur. Je sens que mon père est à côté. Eh bien, je te donne ma parole d’honneur la plus sacrée que, si tu t’en vas, je mourrai.

Il y eut dans l’accent dont il prononça ces paroles une mélancolie si solennelle et si tranquille que Cosette trembla. Elle sentit ce froid que donne une chose sombre et vraie qui passe. De saisissement elle cessa de pleurer.

– Maintenant écoute, dit-il. Ne m’attends pas demain.

– Pourquoi?

– Ne m’attends qu’après-demain.

– Oh! pourquoi?

– Tu verras.

– Un jour sans te voir! mais c’est impossible.

– Sacrifions un jour pour avoir peut-être toute la vie.

Et Marius ajouta à demi-voix et en aparté:

– C’est un homme qui ne change rien à ses habitudes, et il n’a jamais reçu personne que le soir.

– De quel homme parles-tu? demanda Cosette.

– Moi? je n’ai rien dit.

– Qu’est-ce que tu espères donc?

– Attends jusqu’à après-demain.

– Tu le veux?

– Oui, Cosette.

Elle lui prit la tête dans ses deux mains, se haussant sur la pointe des pieds pour être à sa taille, et cherchant à voir dans ses yeux son espérance.

Marius reprit:

– J’y songe, il faut que tu saches mon adresse, il peut arriver des choses, on ne sait pas, je demeure chez cet ami appelé Courfeyrac, rue de la Verrerie, numéro 16.

Il fouilla dans sa poche, en tira un couteau-canif, et avec la lame écrivit sur le plâtre du mur:

16, rue de la Verrerie.

Cosette cependant s’était remise à lui regarder dans les yeux.

– Dis-moi ta pensée. Marius, tu as une pensée. Dis-la-moi. Oh! dis-la-moi pour que je passe une bonne nuit!

– Ma pensée, la voici: c’est qu’il est impossible que Dieu veuille nous séparer. Attends-moi après-demain.

– Qu’est-ce que je ferai jusque-là? dit Cosette. Toi tu es dehors, tu vas, tu viens. Comme c’est heureux, les hommes! Moi, je vais rester toute seule. Oh! que je vais être triste! Qu’est-ce que tu feras donc demain soir, dis?

– J’essayerai une chose.

– Alors je prierai Dieu et je penserai à toi d’ici là pour que tu réussisses. Je ne te questionne plus, puisque tu ne veux pas. Tu es mon maître. Je passerai ma soirée demain à chanter cette musique d’Euryanthe que tu aimes et que tu es venu entendre un soir derrière mon volet. Mais après-demain tu viendras de bonne heure. Je t’attendrai à la nuit, à neuf heures précises, je t’en préviens. Mon Dieu! que c’est triste que les jours soient longs! Tu entends, à neuf heures sonnant je serai dans le jardin.

– Et moi aussi.

Et sans se l’être dit, mus par la même pensée, entraînés par ces courants électriques qui mettent deux amants en communication continuelle, tous deux enivrés de volupté jusque dans leur douleur, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, sans s’apercevoir que leurs lèvres s’étaient jointes pendant que leurs regards levés, débordant d’extase et pleins de larmes, contemplaient les étoiles.

Quand Marius sortit, la rue était déserte. C’était le moment où Éponine suivait les bandits jusque sur le boulevard.

Tandis que Marius rêvait, la tête appuyée contre l’arbre, une idée lui avait traversé l’esprit; une idée, hélas! qu’il jugeait lui-même insensée et impossible. Il avait pris un parti violent.

Chapitre VII Le vieux cœur et le jeune cœur en présence

Le père Gillenormand avait à cette époque ses quatre-vingt-onze ans bien sonnés. Il demeurait toujours avec mademoiselle Gillenormand rue des Filles-du-Calvaire, n° 6, dans cette vieille maison qui était à lui. C’était, on s’en souvient, un de ces vieillards antiques qui attendent la mort tout droits, que l’âge charge sans les faire plier, et que le chagrin même ne courbe pas.

Cependant, depuis quelque temps, sa fille disait: mon père baisse. Il ne souffletait plus les servantes; il ne frappait plus de sa canne avec autant de verve le palier de l’escalier quand Basque tardait à lui ouvrir. La Révolution de Juillet l’avait à peine exaspéré pendant six mois. Il avait vu presque avec tranquillité dans le Moniteur cet accouplement de mots: M. Humblot-Conté, pair de France. Le fait est que le vieillard était rempli d’accablement. Il ne fléchissait pas, il ne se rendait pas, ce n’était pas plus dans sa nature physique que dans sa nature morale; mais il se sentait intérieurement défaillir. Depuis quatre ans il attendait Marius, de pied ferme, c’est bien le mot, avec la conviction que ce mauvais petit garnement sonnerait à la porte un jour ou l’autre; maintenant il en venait, dans de certaines heures mornes, à se dire que pour peu que Marius se fît encore attendre… – Ce n’était pas la mort qui lui était insupportable, c’était l’idée que peut-être il ne reverrait plus Marius. Ne plus revoir Marius, ceci n’était pas entré un seul instant dans son cerveau jusqu’à ce jour; à présent cette idée commençait à lui apparaître, et le glaçait. L’absence, comme il arrive toujours dans les sentiments naturels et vrais, n’avait fait qu’accroître son amour de grand-père pour l’enfant ingrat qui s’en était allé comme cela. C’est dans les nuits de décembre, par dix degrés de froid, qu’on pense le plus au soleil. M. Gillenormand était ou se croyait, par-dessus tout incapable de faire un pas, lui l’aïeul, vers son petit-fils; – je crèverais plutôt, disait-il. Il ne se trouvait aucun tort, mais il ne songeait à Marius qu’avec un attendrissement profond et le muet désespoir d’un vieux bonhomme qui s’en va dans les ténèbres.

Il commençait à perdre ses dents, ce qui s’ajoutait à sa tristesse.

M. Gillenormand, sans pourtant se l’avouer à lui-même, car il en eut été furieux et honteux, n’avait jamais aimé une maîtresse comme il aimait Marius.

Il avait fait placer dans sa chambre, devant le chevet de son lit, comme la première chose qu’il voulait voir en s’éveillant, un ancien portrait de son autre fille, celle qui était morte, madame Pontmercy, portrait fait lorsqu’elle avait dix-huit ans. Il regardait sans cesse ce portrait. Il lui arriva un jour de dire en le considérant:

– Je trouve qu’il lui ressemble.

– À ma sœur? reprit mademoiselle Gillenormand. Mais oui.

Le vieillard ajouta:

– Et à lui aussi.

Une fois, comme il était assis, les deux genoux l’un contre l’autre et l’œil presque fermé, dans une posture d’abattement, sa fille se risqua à lui dire:

– Mon père, est-ce que vous en voulez toujours autant?…

Elle s’arrêta, n’osant aller plus loin.

– À qui? demanda-t-il.

– À ce pauvre Marius?

Il souleva sa vieille tête, posa son poing amaigri et ridé sur la table, et cria de son accent le plus irrité et le plus vibrant:

– Pauvre Marius, vous dites! Ce monsieur est un drôle, un mauvais gueux, un petit vaniteux ingrat, sans cœur, sans âme, un orgueilleux, un méchant homme!

Et il se détourna pour que sa fille ne vît pas une larme qu’il avait dans les yeux.

Trois jours après, il sortit d’un silence qui durait depuis quatre heures pour dire à sa fille à brûle-pourpoint:

– J’avais eu l’honneur de prier mademoiselle Gillenormand de ne jamais m’en parler.