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La tyrannie contraint l’écrivain à des rétrécissements de diamètre qui sont des accroissements de force. La période cicéronienne, à peine suffisante sur Verrès, s’émousserait sur Caligula. Moins d’envergure dans la phrase, plus d’intensité dans le coup. Tacite pense à bras raccourci.

L’honnêteté d’un grand cœur, condensée en justice et en vérité, foudroie.

Soit dit en passant, il est à remarquer que Tacite n’est pas historiquement superposé à César. Les Tibères lui sont réservés. César et Tacite sont deux phénomènes successifs dont la rencontre semble mystérieusement évitée par celui qui, dans la mise en scène des siècles, règle les entrées et les sorties. César est grand, Tacite est grand; Dieu épargne ces deux grandeurs en ne les heurtant pas l’une contre l’autre. Le justicier, frappant César, pourrait frapper trop, et être injuste. Dieu ne veut pas. Les grandes guerres d’Afrique et d’Espagne, les pirates de Cilicie détruits, la civilisation introduite en Gaule, en Bretagne, en Germanie, toute cette gloire couvre le Rubicon. Il y a là une sorte de délicatesse de la justice divine, hésitant à lâcher sur l’usurpateur illustre l’historien formidable, faisant à César grâce de Tacite, et accordant les circonstances atténuantes au génie.

Certes, le despotisme reste le despotisme, même sous le despote de génie. Il y a corruption sous les tyrans illustres, mais la peste morale est plus hideuse encore sous les tyrans infâmes. Dans Ces règnes-là rien ne voile la honte; et les faiseurs d’exemples, Tacite comme Juvénal, soufflettent plus utilement, en présence du genre humain, cette ignominie sans réplique.

Rome sent plus mauvais sous Vitellius que sous Sylla. Sous Claude et sous Domitien, il y a une difformité de bassesse correspondante à la laideur du tyran. La vilenie des esclaves est un produit direct du despote; un miasme s’exhale de ces consciences croupies où se reflète le maître; les pouvoirs publics sont immondes; les cœurs sont petits, les consciences sont plates, les âmes sont punaises; cela est ainsi sous Caracalla, cela est ainsi sous Commode, cela est ainsi sous Héliogabale, tandis qu’il ne sort du sénat romain sous César que l’odeur de fiente propre aux aires d’aigle.

De là la venue, en apparence tardive, des Tacite et des Juvénal; c’est à l’heure de l’évidence que le démonstrateur paraît.

Mais Juvénal et Tacite, de même qu’Isaïe aux temps bibliques, de même que Dante au moyen âge, c’est l’homme; l’émeute et l’insurrection, c’est la multitude, qui tantôt a tort, tantôt a raison.

Dans les cas les plus généraux, l’émeute sort d’un fait matériel; l’insurrection est toujours un phénomène moral. L’émeute, c’est Masaniello; l’insurrection, c’est Spartacus. L’insurrection confine à l’esprit, l’émeute à l’estomac. Gaster s’irrite; mais Gaster, certes, n’a pas toujours tort. Dans les questions de famine, l’émeute, Buzançais [146], par exemple, a un point de départ vrai, pathétique et juste. Pourtant elle reste émeute. Pourquoi? c’est qu’ayant raison au fond, elle a eu tort dans la forme. Farouche, quoique ayant droit, violente, quoique forte, elle a frappé au hasard; elle a marché comme l’éléphant aveugle, en écrasant; elle a laissé derrière elle des cadavres de vieillards, de femmes et d’enfants; elle a versé, sans savoir pourquoi, le sang des inoffensifs et des innocents. Nourrir le peuple est un bon but, le massacrer est un mauvais moyen.

Toutes les protestations armées, même les plus légitimes, même le 10 août, même le 14 juillet, débutent par le même trouble. Avant que le droit se dégage, il y a tumulte et écume. Au commencement l’insurrection est émeute, de même que le fleuve est torrent. Ordinairement elle aboutit à cet océan: révolution. Quelquefois pourtant, venue de ces hautes montagnes qui dominent l’horizon moral, la justice, la sagesse, la raison, le droit, faite de la plus pure neige de l’idéal, après une longue chute de roche en roche, après avoir reflété le ciel dans sa transparence et s’être grossie de cent affluents dans la majestueuse allure du triomphe, l’insurrection se perd tout à coup dans quelque fondrière bourgeoise, comme le Rhin dans un marais.

Tout ceci est du passé, l’avenir est autre. Le suffrage universel a cela d’admirable qu’il dissout l’émeute dans son principe, et qu’en donnant le vote à l’insurrection, il lui ôte l’arme. L’évanouissement des guerres, de la guerre des rues comme de la guerre des frontières, tel est l’inévitable progrès. Quel que soit aujourd’hui, la paix, c’est Demain.

Du reste, insurrection, émeute, en quoi la première diffère de la seconde, le bourgeois, proprement dit, connaît peu ces nuances. Pour lui tout est sédition, rébellion pure et simple, révolte du dogue contre le maître, essai de morsure qu’il faut punir de la chaîne et de la niche, aboiement, jappement; jusqu’au jour où la tête du chien, grossie tout à coup, s’ébauche vaguement dans l’ombre en face de lion.

Alors le bourgeois crie: Vive le peuple!

Cette explication donnée, qu’est-ce pour l’histoire que le mouvement de juin 1832? est-ce une émeute? est-ce une insurrection?

C’est une insurrection.

Il pourra nous arriver, dans cette mise en scène d’un événement redoutable, de dire parfois l’émeute, mais seulement pour qualifier les faits de surface, et en maintenant toujours la distinction entre la forme émeute et le fond insurrection.

Ce mouvement de 1832 a eu, dans son explosion rapide et dans son extinction lugubre, tant de grandeur que ceux-là mêmes qui n’y voient qu’une émeute n’en parlent pas sans respect. Pour eux, c’est comme un reste de 1830. Les imaginations émues, disent-ils, ne se calment pas en un jour. Une révolution ne se coupe pas à pic. Elle a toujours nécessairement quelques ondulations avant de revenir à l’état de paix comme une montagne en redescendant vers la plaine. Il n’y a point d’Alpes sans Jura, ni de Pyrénées sans Asturies.

Cette crise pathétique de l’histoire contemporaine que la mémoire des Parisiens appelle l’époque des émeutes [147], est à coup sûr une heure caractéristique parmi les heures orageuses de ce siècle.

Un dernier mot avant d’entrer dans le récit.

Les faits qui vont être racontés appartiennent à cette réalité dramatique et vivante que l’histoire néglige quelquefois, faute de temps et d’espace. Là pourtant, nous y insistons, là est la vie, la palpitation, le frémissement humain. Les petits détails, nous croyons l’avoir dit, sont, pour ainsi parler, le feuillage des grands événements et se perdent dans les lointains de l’histoire. L’époque dite des émeutes abonde en détails de ce genre. Les instructions judiciaires, par d’autres raisons que l’histoire, n’ont pas tout révélé, ni peut-être tout approfondi. Nous allons donc mettre en lumière, parmi les particularités connues et publiées, des choses qu’on n’a point sues, des faits sur lesquels a passé l’oubli des uns, la mort des autres. La plupart des acteurs de ces scènes gigantesques ont disparu; dès le lendemain ils se taisaient; mais ce que nous raconterons, nous pouvons dire: nous l’avons vu. Nous changerons quelques noms, car l’histoire raconte et ne dénonce pas, mais nous peindrons des choses vraies. Dans les conditions du livre que nous écrivons, nous ne montrerons qu’un côté et qu’un épisode, et à coup sûr le moins connu, des journées des 5 et 6 juin 1832; mais nous ferons en sorte que le lecteur entrevoie, sous le sombre voile que nous allons soulever, la figure réelle de cette effrayante aventure publique.

Chapitre III Un enterrement: occasion de renaître

Au printemps de 1832, quoique depuis trois mois le choléra eût glacé les esprits et jeté sur leur agitation je ne sais quel morne apaisement, Paris était dès longtemps prêt pour une commotion. Ainsi que nous l’avons dit, la grande ville ressemble à une pièce de canon; quand elle est chargée, il suffit d’une étincelle qui tombe, le coup part. En juin 1832, l’étincelle fut la mort du général Lamarque [148].

Lamarque était un homme de renommée et d’action. Il avait eu successivement, sous l’Empire et sous la Restauration, les deux bravoures nécessaires aux deux époques, la bravoure des champs de bataille et la bravoure de la tribune. Il était éloquent comme il avait été vaillant; on sentait une épée dans sa parole. Comme Foy, son devancier, après avoir tenu haut le commandement, il tenait haut la liberté. Il siégeait entre la gauche et l’extrême gauche, aimé du peuple parce qu’il acceptait les chances de l’avenir, aimé de la foule parce qu’il avait bien servi l’Empereur. Il était, avec les comtes Gérard et Drouet, un des maréchaux in petto [149] de Napoléon. Les traités de 1815 le soulevaient comme une offense personnelle. Il baissait Wellington d’une haine directe qui plaisait à la multitude; et depuis dix-sept ans, à peine attentif aux événements intermédiaires, il avait majestueusement gardé la tristesse de Waterloo. Dans son agonie, à sa dernière heure, il avait serré contre sa poitrine une épée que lui avaient décernée les officiers des Cent-Jours. Napoléon était mort en prononçant le mot armée, Lamarque en prononçant le mot patrie.

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[146] En janvier 1847, à Buzançais dans l'Indre, des paysans tuèrent un propriétaire qui refusait de baisser le prix du blé. Trois d'entre eux furent exécutés. Voir Choses vues, ouv. cit., 1847-1849, p. 53.

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[147] Voir IV, 1, 3 et la note 11.

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[148] Sur ces événements, Hugo emploie ses souvenirs personnels (voir Choses vues, 1830-1846, p. 133-134 ainsi que Victor Hugo raconté…, p. 501) mais, bien d'avantage, le récit de Louis Blanc, Histoire de dix ans (1843).

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[149] Sont in petto les cardinaux dont le pape a décidé la nomination, mais ne l'a pas publiée.