Rue de Thorigny, tout était paix et silence. Cette apathie, propre au Marais, contrastait avec la vaste rumeur environnante. Quatre commères causaient sur le pas d’une porte. L’Écosse a des trios de sorcières, mais Paris a des quatuor de commères; et le «tu seras roi» serait tout aussi lugubrement jeté à Bonaparte dans le carrefour Baudoyer qu’à Macbeth dans la bruyère d’Armuyr. Ce serait à peu près le même croassement.
Les commères de la rue de Thorigny ne s’occupaient que de leurs affaires. C’étaient trois portières et une chiffonnière avec sa hotte et son crochet.
Elles semblaient debout toutes les quatre aux quatre coins de la vieillesse qui sont la caducité, la décrépitude, la ruine et la tristesse.
La chiffonnière était humble. Dans ce monde en plein vent, la chiffonnière salue, la portière protège. Cela tient au coin de la borne qui est ce que veulent les concierges, gras ou maigre, selon la fantaisie de celui qui fait le tas. Il peut y avoir de la bonté dans le balai.
Cette chiffonnière était une hotte reconnaissante, et elle souriait, quel sourire! aux trois portières. Il se disait des choses comme ceci:
– Ah çà, votre chat est donc toujours méchant?
– Mon Dieu, les chats, vous le savez, naturellement sont l’ennemi des chiens. C’est les chiens qui se plaignent.
– Et le monde aussi.
– Pourtant les puces de chat ne vont pas après le monde.
– Ce n’est pas l’embarras, les chiens, c’est dangereux. Je me rappelle une année où il y avait tant de chiens qu’on a été obligé de le mettre dans les journaux. C’était du temps qu’il y avait aux Tuileries de grands moutons qui traînaient la petite voiture du roi de Rome. Vous rappelez-vous le roi de Rome?
– Moi, j’aimais bien le duc de Bordeaux.
– Moi, j’ai connu Louis XVII. J’aime mieux Louis XVII.
– C’est la viande qui est chère, mame Patagon!
– Ah! ne m’en parlez pas, la boucherie est une horreur. Une horreur horrible. On n’a plus que de la réjouissance.
Ici la chiffonnière intervint:
– Mesdames, le commerce ne va pas. Les tas d’ordures sont minables. On ne jette plus rien. On mange tout.
– Il y en a de plus pauvres que vous, la Vargoulême.
– Ah, Ça C’est vrai, répondit la chiffonnière avec déférence, moi j’ai un état.
Il y eut une pause, et la chiffonnière, cédant à ce besoin d’étalage qui est le fond de l’homme, ajouta:
– Le matin en rentrant, j’épluche l’hotte, je fais mon treillage (probablement triage). Ça fait des tas dans ma chambre. Je mets les chiffons dans un panier, les trognons dans un baquet, les linges dans mon placard, les lainages dans ma commode, les vieux papiers dans le coin de la fenêtre, les choses bonnes à manger dans mon écuelle, les morceaux de verre dans la cheminée, les savates derrière la porte, et les os sous mon lit.
Gavroche, arrêté derrière, écoutait:
– Les vieilles, dit-il, qu’est-ce que vous avez donc à parler politique?
Une bordée l’assaillit, composée d’une huée quadruple.
– En voilà encore un scélérat!
– Qu’est-ce qu’il a donc à son moignon? Un pistolet?
– Je vous demande un peu, ce gueux de môme!
– Ça n’est pas tranquille si ça ne renverse pas l’autorité.
Gavroche, dédaigneux, se borna, pour toute représaille, à soulever le bout de son nez avec son pouce en ouvrant sa main toute grande.
La chiffonnière cria:
– Méchant va-nu-pattes!
Celle qui répondait au nom de mame Patagon frappa ses deux mains l’une contre l’autre avec scandale:
– Il va y avoir des malheurs, c’est sûr. Le galopin d’à côté qui a une barbiche, je le voyais passer tous les matins avec une jeunesse en bonnet rose sous le bras, aujourd’hui je l’ai vu passer, il donnait le bras à un fusil. Mame Bacheux dit qu’il y a eu la semaine passée une révolution à… à… à… – où est le veau! – à Pontoise. Et puis le voyez-vous là avec un pistolet, cette horreur de polisson! Il paraît qu’il y a des canons tout plein les Célestins. Comment voulez-vous que fasse le gouvernement avec des garnements qui ne savent qu’inventer pour déranger le monde, quand on commençait à être un peu tranquille après tous les malheurs qu’il y a eu, bon Dieu Seigneur, cette pauvre reine que j’ai vue passer dans la charrette! Et tout ça va encore faire renchérir le tabac. C’est une infamie! Et certainement, j’irai te voir guillotiner, malfaiteur!
– Tu renifles, mon ancienne, dit Gavroche. Mouche ton promontoire.
Et il passa outre.
Quand il fut rue Pavée, la chiffonnière lui revint à l’esprit, et il eut ce soliloque:
– Tu as tort d’insulter les révolutionnaires, mère Coin-de-la-Borne. Ce pistolet-là, c’est dans ton intérêt. C’est pour que tu aies dans ta hotte plus de choses bonnes à manger.
Tout à coup il entendit du bruit derrière lui; c’était la portière Patagon qui l’avait suivi, et qui, de loin, lui montrait le poing en criant:
– Tu n’es qu’un bâtard!
– Ça, dit Gavroche, je m’en fiche d’une manière profonde.
Peu après, il passait devant l’hôtel Lamoignon. Là il poussa cet appeclass="underline"
– En route pour la bataille!
Et il fut pris d’un accès de mélancolie. Il regarda son pistolet d’un air de reproche qui semblait essayer de l’attendrir.
– Je pars, lui dit-il, mais toi tu ne pars pas.
Un chien peut distraire d’un autre. Un caniche très maigre vint à passer. Gavroche s’apitoya.
– Mon pauvre toutou, lui dit-il, tu as donc avalé un tonneau qu’on te voit tous les cerceaux.
Puis il se dirigea vers l’Orme-Saint-Gervais.
Chapitre III Juste indignation d’un perruquier
Le digne perruquier qui avait chassé les deux petits auxquels Gavroche avait ouvert l’intestin paternel de l’éléphant, était en ce moment dans sa boutique occupé à raser un vieux soldat légionnaire qui avait servi sous l’Empire. On causait. Le perruquier avait naturellement parlé au vétéran de l’émeute, puis du général Lamarque, et de Lamarque on était venu à l’Empereur. De là une conversation de barbier à soldat, que Prudhomme, s’il eût été présent, eût enrichie d’arabesques, et qu’il eût intitulée: Dialogue du rasoir et du sabre.
– Monsieur, disait le perruquier, comment l’Empereur montait-il à cheval?
– Mal. Il ne savait pas tomber. Aussi il ne tombait jamais.
– Avait-il de beaux chevaux? il devait avoir de beaux chevaux?
Le jour où il m’a donné la croix, j’ai remarqué sa bête. C’était une jument coureuse, toute blanche. Elle avait les oreilles très écartées, la selle profonde, une fine tête marquée d’une étoile noire, le cou très long, les genoux fortement articulés, les côtes saillantes, les épaules obliques, l’arrière-main puissante. Un peu plus de quinze palmes de haut.
– Joli cheval, fit le perruquier.
– C’était la bête de sa majesté.
Le perruquier sentit qu’après ce mot, un peu de silence était convenable, il s’y conforma, puis reprit:
– L’Empereur n’a été blessé qu’une fois, n’est-ce pas, monsieur?
Le vieux soldat répondit avec l’accent calme et souverain de l’homme qui y a été.
– Au talon. À Ratisbonne. Je ne l’ai jamais vu si bien mis que ce jour-là. Il était propre comme un sou.
– Et vous, monsieur le vétéran, vous avez dû être souvent blessé?
– Moi? dit le soldat, ah! pas grand’chose. J’ai reçu à Marengo deux coups de sabre sur la nuque, une balle dans le bras droit à Austerlitz, une autre dans la hanche gauche à Iéna, à Friedland un coup de bayonnette là, – à la Moskowa sept ou huit coups de lance n’importe où, à Lutzen un éclat d’obus qui m’a écrasé un doigt… – Ah! et puis à Waterloo un biscaïen dans la cuisse. Voilà tout.
– Comme c’est beau, s’écria le perruquier avec un accent pindarique, de mourir sur le champ de bataille! Moi! parole d’honneur, plutôt que de crever sur le grabat, de maladie, lentement, un peu tous les jours, avec les drogues, les cataplasmes, la seringue et le médecin, j’aimerais mieux recevoir dans le ventre un boulet de canon!
– Vous n’êtes pas dégoûté, fit le soldat.
Il achevait à peine qu’un effroyable fracas ébranla la boutique. Une vitre de la devanture venait de s’étoiler brusquement.