– Tu vois bien cette lettre?
– Oui.
– Prends-la. Sors de la barricade sur-le-champ (Gavroche, inquiet, commença à se gratter l’oreille), et demain matin tu la remettras à son adresse, à mademoiselle Cosette chez M. Fauchelevent, rue de l’Homme-Armé, n° 7.
L’héroïque enfant répondit:
– Ah bien mais! pendant ce temps-là, on prendra la barricade, et je n’y serai pas.
– La barricade ne sera plus attaquée qu’au point du jour selon toute apparence et ne sera pas prise avant demain midi.
Le nouveau répit que les assaillants laissaient à la barricade se prolongeait en effet. C’était une de ces intermittences, fréquentes dans les combats nocturnes, qui sont toujours suivies d’un redoublement d’acharnement.
– Eh bien, dit Gavroche, si j’allais porter votre lettre demain matin?
– Il sera trop tard. La barricade sera probablement bloquée, toutes les rues seront gardées, et tu ne pourras sortir. Va tout de suite.
Gavroche ne trouva rien à répliquer, il restait là, indécis, et se grattant l’oreille tristement. Tout à coup, avec un de ces mouvements d’oiseau qu’il avait, il prit la lettre.
– C’est bon, dit-il.
Et il partit en courant par la ruelle Mondétour.
Gavroche avait eu une idée qui l’avait déterminé, mais qu’il n’avait pas dite, de peur que Marius n’y fît quelque objection.
Cette idée, la voici:
– Il est à peine minuit, la rue de l’Homme-Armé n’est pas loin, je vais porter la lettre tout de suite, et je serai revenu à temps [192].
Livre quinzième – La rue de l’Homme-Armé
Chapitre I Buvard, bavard
Qu’est-ce que les convulsions d’une ville auprès des émeutes de l’âme? L’homme est une profondeur plus grande encore que le peuple. Jean Valjean, en ce moment-là même, était en proie à un soulèvement effrayants Tous les gouffres s’étaient rouverts en lui. Lui aussi frissonnait, comme Paris, au seuil d’une révolution formidable et obscure. Quelques heures avaient suffi. Sa destinée et sa conscience s’étaient brusquement couvertes d’ombre. De lui aussi, comme de Paris, on pouvait dire: les deux principes sont en présence. L’ange blanc et l’ange noir vont se saisir corps à corps sur le pont de l’abîme. Lequel des deux précipitera l’autre? Qui l’emportera?
La veille de ce même jour 5 juin, Jean Valjean, accompagné de Cosette et de Toussaint, s’était installé rue de l’Homme-Armé. Une péripétie l’y attendait.
Cosette n’avait pas quitté la rue Plumet sans un essai de résistance. Pour la première fois depuis qu’ils existaient côte à côte, la volonté de Cosette et la volonté de Jean Valjean s’étaient montrées distinctes, et s’étaient, sinon heurtées, du moins contredites. Il y avait eu objection d’un côté et inflexibilité de l’autre. Le brusque conseiclass="underline" déménagez, jeté par un inconnu à Jean Valjean, l’avait alarmé au point de le rendre absolu. Il se croyait dépisté et poursuivi. Cosette avait dû céder.
Tous deux étaient arrivés rue de l’Homme-Armé sans desserrer les dents et sans se dire un mot, absorbés chacun dans leur préoccupation personnelle; Jean Valjean si inquiet qu’il ne voyait pas la tristesse de Cosette, Cosette si triste qu’elle ne voyait pas l’inquiétude de Jean Valjean.
Jean Valjean avait emmené Toussaint, ce qu’il n’avait jamais fait dans ses précédentes absences. Il entrevoyait qu’il ne reviendrait peut-être pas rue Plumet, et il ne pouvait ni laisser Toussaint derrière lui, ni lui dire son secret. D’ailleurs il la sentait dévouée et sûre. De domestique à maître, la trahison commence par la curiosité. Or, Toussaint, comme si elle eût été prédestinée à être la servante de Jean Valjean, n’était pas curieuse. Elle disait à travers son bégayement, dans son parler de paysanne de Barneville: Je suis de même de même; je chose mon fait; le demeurant n’est pas mon travail. (Je suis ainsi; je fais ma besogne; le reste n’est pas mon affaire.)
Dans ce départ de la rue Plumet, qui avait été presque une fuite, Jean Valjean n’avait rien emporté que la petite valise embaumée baptisée par Cosette l’inséparable. Des malles pleines eussent exigé des commissionnaires, et des commissionnaires sont des témoins. On avait fait venir un fiacre à la porte de la rue de Babylone, et l’on s’en était allé.
C’est à grand’peine que Toussaint avait obtenu la permission d’empaqueter un peu de linge et de vêtements et quelques objets de toilette. Cosette, elle, n’avait emporté que sa papeterie et son buvard.
Jean Valjean, pour accroître la solitude et l’ombre de cette disparition, s’était arrangé de façon à ne quitter le pavillon de la rue Plumet qu’à la chute du jour, ce qui avait laissé à Cosette le temps d’écrire son billet à Marius. On était arrivé rue de l’Homme-Armé à la nuit close.
On s’était couché silencieusement.
Le logement de la rue de l’Homme-Armé était situé dans une arrière-cour, à un deuxième étage, et composé de deux chambres à coucher, d’une salle à manger et d’une cuisine attenante à la salle à manger, avec soupente où il y avait un lit de sangle qui échut à Toussaint. La salle à manger était en même temps l’antichambre et séparait les deux chambres à coucher. L’appartement était pourvu des ustensiles nécessaires.
On se rassure presque aussi follement qu’on s’inquiète; la nature humaine est ainsi. À peine Jean Valjean fut-il rue de l’Homme-Armé que son anxiété s’éclaircit, et, par degrés, se dissipa. Il y a des lieux calmants qui agissent en quelque sorte mécaniquement sur l’esprit. Rue obscure, habitants paisibles. Jean Valjean sentit on ne sait quelle contagion de tranquillité dans cette ruelle de l’ancien Paris, si étroite qu’elle est barrée aux voitures par un madrier transversal posé sur deux poteaux, muette et sourde au milieu de la ville en rumeur, crépusculaire en plein jour, et, pour ainsi dire, incapable d’émotions entre ses deux rangées de hautes maisons centenaires qui se taisent comme des vieillards qu’elles sont. Il y a dans cette rue de l’oubli stagnant. Jean Valjean y respira. Le moyen qu’on pût le trouver là?
Son premier soin fut de mettre l’inséparable à côté de lui.
Il dormit bien. La nuit conseille, on peut ajouter: la nuit apaise. Le lendemain matin, il s’éveilla presque gai. Il trouva charmante la salle à manger qui était hideuse, meublée d’une vieille table ronde, d’un buffet bas que surmontait un miroir penché, d’un fauteuil vermoulu et de quelques chaises encombrées des paquets de Toussaint. Dans un de ces paquets, on apercevait par un hiatus l’uniforme de garde national de Jean Valjean.
Quant à Cosette, elle s’était fait apporter par Toussaint un bouillon dans sa chambre, et ne parut que le soir.
Vers cinq heures, Toussaint, qui allait et venait, très occupée de ce petit emménagement, avait mis sur la table de la salle à manger une volaille froide que Cosette, par déférence pour son père, avait consenti à regarder.
Cela fait, Cosette, prétextant une migraine persistante, avait dit bonsoir à Jean Valjean et s’était enfermée dans sa chambre à coucher. Jean Valjean avait mangé une aile de poulet avec appétit, et accoudé sur la table, rasséréné peu à peu, rentrait en possession de sa sécurité.
Pendant qu’il faisait ce sobre dîner, il avait perçu confusément, à deux ou trois reprises, le bégayement de Toussaint qui lui disait: – Monsieur, il y a du train, on se bat dans Paris. Mais, absorbé dans une foule de combinaisons intérieures, il n’y avait point pris garde. À vrai dire, il n’avait pas entendu.
Il se leva, et se mit à marcher de la fenêtre à la porte et de la porte à la fenêtre, de plus en plus apaisé.
Avec le calme, Cosette, sa préoccupation unique, revenait dans sa pensée. Non qu’il s’émût de cette migraine, petite crise de nerfs, bouderie de jeune fille, nuage d’un moment, il n’y paraîtrait pas dans un jour ou deux; mais il songeait à l’avenir, et, comme d’habitude, il y songeait avec douceur. Après tout, il ne voyait aucun obstacle à ce que la vie heureuse reprît son cours. À de certaines heures, tout semble impossible; à d’autres heures, tout paraît aisé; Jean Valjean était dans une de ces bonnes heures. Elles viennent d’ordinaire après les mauvaises, comme le jour après la nuit, par cette loi de succession et de contraste qui est le fond même de la nature et que les esprits superficiels appellent antithèse. Dans cette paisible rue où il se réfugiait, Jean Valjean se dégageait de tout ce qui l’avait troublé depuis quelque temps. Par cela même qu’il avait vu beaucoup de ténèbres, il commençait à apercevoir un peu d’azur. Avoir quitté la rue Plumet sans complication et sans incident, c’était déjà un bon pas de fait. Peut-être serait-il sage de se dépayser, ne fût-ce que pour quelques mois, et d’aller à Londres. Eh bien, on irait. Être en France, être en Angleterre, qu’est-ce que cela faisait, pourvu qu’il eût près de lui Cosette? Cosette était sa nation. Cosette suffisait à son bonheur; l’idée qu’il ne suffisait peut-être pas, lui, au bonheur de Cosette, cette idée, qui avait été autrefois sa fièvre et son insomnie, ne se présentait même pas à son esprit. Il était dans le collapsus de toutes ses douleurs passées, et en plein optimisme. Cosette, étant près de lui, lui semblait à lui; effet d’optique que tout le monde a éprouvé. Il arrangeait en lui-même, et avec toutes sortes de facilités, le départ pour l’Angleterre avec Cosette, et il voyait sa félicité se reconstruire n’importe où dans les perspectives de sa rêverie.