Tout en marchant de long en large à pas lents, son regard rencontra tout à coup quelque chose d’étrange.
Il aperçut en face de lui, dans le miroir incliné qui surmontait le buffet, et il lut distinctement les quatre lignes que voici:
«Mon bien-aimé, hélas! mon père veut que nous partions tout de suite. Nous serons ce soir rue de l’Homme-Armé, n° 7. Dans huit jours nous serons à Londres. COSETTE. 4 juin.»
Jean Valjean s’arrêta hagard.
Cosette en arrivant avait posé son buvard sur le buffet devant le miroir, et, toute à sa douloureuse angoisse, l’avait oublié là, sans même remarquer qu’elle le laissait tout ouvert, et ouvert précisément à la page sur laquelle elle avait appuyé, pour les sécher, les quatre lignes écrites par elle et dont elle avait chargé le jeune ouvrier passant rue Plumet. L’écriture s’était imprimée sur le buv ard.
Le miroir reflétait l’écriture.
Il en résultait ce qu’on appelle en géométrie l’image symétrique; de telle sorte que l’écriture renversée sur le buvard s’offrait redressée dans le miroir et présentait son sens naturel; et Jean Valjean avait sous les yeux la lettre écrite la veille par Cosette à Marius.
C’était simple et foudroyant.
Jean Valjean alla au miroir. Il relut les quatre lignes, mais il n’y crut point. Elles lui faisaient l’effet d’apparaître dans de la lueur d’éclair. C’était une hallucination. Cela était impossible. Cela n’était pas.
Peu à peu sa perception devint plus précise; il regarda le buvard de Cosette, et le sentiment du fait réel lui revint. Il prit le buvard et dit: Cela vient de là. Il examina fiévreusement les quatre lignes imprimées sur le buvard, le renversement des lettres en faisait un griffonnage bizarre, et il n’y vit aucun sens. Alors il se dit: Mais cela ne signifie rien, il n’y a rien d’écrit là. Et il respira à pleine poitrine avec un inexprimable soulagement. Qui n’a pas eu de ces joies bêtes dans les instants horribles? L’âme ne se rend pas au désespoir sans avoir épuisé toutes les illusions.
Il tenait le buvard à la main et le contemplait, stupidement heureux, presque prêt à rire de l’hallucination dont il avait été dupe. Tout à coup ses yeux retombèrent sur le miroir, et il revit la vision. Les quatre lignes s’y dessinaient avec une netteté inexorable. Cette fois ce n’était pas un mirage. La récidive d’une vision est une réalité, c’était palpable, c’était l’écriture redressée dans le miroir. Il comprit.
Jean Valjean chancela, laissa échapper le buvard, et s’affaissa dans le vieux fauteuil à côté du buffet, la tête tombante, la prunelle vitreuse, égaré. Il se dit que c’était évident, et que la lumière du monde était à jamais éclipsée, et que Cosette avait écrit cela à quelqu’un. Alors il entendit son âme, redevenue terrible, pousser dans les ténèbres un sourd rugissement. Allez donc ôter au lion le chien qu’il a dans sa cage!
Chose bizarre et triste, en ce moment-là, Marius n’avait pas encore la lettre de Cosette; le hasard l’avait portée en traître à Jean Valjean avant de la remettre à Marius.
Jean Valjean jusqu’à ce jour n’avait pas été vaincu par l’épreuve. Il avait été soumis à des essais affreux; pas une voie de fait de la mauvaise fortune ne lui avait été épargnée; la férocité du sort, armée de toutes les vindictes et de toutes les méprises sociales, l’avait pris pour sujet et s’était acharnée sur lui. Il n’avait reculé ni fléchi devant rien. Il avait accepté, quand il l’avait fallu, toutes les extrémités; il avait sacrifié son inviolabilité d’homme reconquise, livré sa liberté, risqué sa tête, tout perdu, tout souffert, et il était resté désintéressé et stoïque, au point que par moments on aurait pu le croire absent de lui-même comme un martyr. Sa conscience, aguerrie à tous les assauts possibles de l’adversité, pouvait sembler à jamais imprenable. Eh bien, quelqu’un qui eût vu son for intérieur eût été forcé de constater qu’à cette heure elle faiblissait.
C’est que de toutes les tortures qu’il avait subies dans cette longue question que lui donnait la destinée, celle-ci était la plus redoutable. Jamais pareille tenaille ne l’avait saisi. Il sentit le remuement mystérieux de toutes les sensibilités latentes. Il sentit le pincement de la fibre inconnue. Hélas, l’épreuve suprême, disons mieux, l’épreuve unique, c’est la perte de l’être aimé.
Le pauvre vieux Jean Valjean n’aimait, certes, pas Cosette autrement que comme un père; mais, nous l’avons fait remarquer plus haut, dans cette paternité la viduité même de sa vie avait introduit tous les amours; il aimait Cosette comme sa fille, et il l’aimait comme sa mère, et il l’aimait comme sa sœur; et, comme il n’avait jamais eu ni amante ni épouse, comme la nature est un créancier qui n’accepte aucun protêt, ce sentiment-là aussi, le plus imperdable de tous, était mêlé aux autres, vague, ignorant, pur de la pureté de l’aveuglement, inconscient, céleste, angélique, divin; moins comme un sentiment que comme un instinct, moins comme un instinct que comme un attrait, imperceptible et invisible, mais réel; et l’amour proprement dit était dans sa tendresse énorme pour Cosette comme le filon d’or est dans la montagne, ténébreux et vierge.
Qu’on se rappelle cette situation de cœur que nous avons indiquée déjà. Aucun mariage n’était possible entre eux, pas même celui des âmes; et cependant il est certain que leurs destinées s’étaient épousées. Excepté Cosette, c’est-à-dire excepté une enfance, Jean Valjean n’avait, dans toute sa longue vie, rien connu de ce qu’on peut aimer. Les passions et les amours qui se succèdent n’avaient point fait en lui de ces verts successifs, vert tendre sur vert sombre, qu’on remarque sur les feuillages qui passent l’hiver et sur les hommes qui passent la cinquantaine. En somme, et nous y avons plus d’une fois insisté, toute cette fusion intérieure, tout cet ensemble, dont la résultante était une haute vertu, aboutissait à faire de Jean Valjean un père pour Cosette. Père étrange forgé de l’aïeul, du fils, du frère et du mari qu’il y avait dans Jean Valjean; père dans lequel il y avait même une mère; père qui aimait Cosette et qui l’adorait, et qui avait cette enfant pour lumière, pour demeure, pour famille, pour patrie, pour paradis.
Aussi, quand il vit que c’était décidément fini, qu’elle lui échappait, qu’elle glissait de ses mains, qu’elle se dérobait, que c’était du nuage, que c’était de l’eau, quand il eut devant les yeux cette évidence écrasante: un autre est le but de son cœur, un autre est le souhait de sa vie; il y a le bien-aimé, je ne suis que le père; je n’existe plus; quand il ne put plus douter, quand il se dit: Elle s’en va hors de moi! la douleur qu’il éprouva dépassa le possible. Avoir fait tout ce qu’il avait fait pour en venir là! et, quoi donc! n’être rien! Alors, comme nous venons de le dire, il eut de la tête aux pieds un frémissement de révolte. Il sentit jusque dans la racine de ses cheveux l’immense réveil de l’égoïsme, et le moi hurla dans l’abîme de cet homme.
Il y a des effondrements intérieurs. La pénétration d’une certitude désespérante dans l’homme ne se fait point sans écarter et rompre de certains éléments profonds qui sont quelquefois l’homme lui-même. La douleur, quand elle arrive à ce degré, est un sauve-qui-peut de toutes les forces de la conscience. Ce sont là des crises fatales. Peu d’entre nous en sortent semblables à eux-mêmes et fermes dans le devoir. Quand la limite de la souffrance est débordée, la vertu la plus imperturbable se déconcerte. Jean Valjean reprit le buvard, et se convainquit de nouveau; il resta penché et comme pétrifié sur les quatre lignes irrécusables, l’œil fixe; et il se fit en lui un tel nuage qu’on eût pu croire que tout le dedans de cette âme s’écroulait.
Il examina cette révélation, à travers les grossissements de la rêverie, avec un calme apparent et effrayant, car c’est une chose redoutable quand le calme de l’homme arrive à la froideur de la statue.
Il mesura le pas épouvantable que sa destinée avait fait sans qu’il s’en doutât; il se rappela ses craintes de l’autre été, si follement dissipées; il reconnut le précipice; c’était toujours le même; seulement Jean Valjean n’était plus au seuil, il était au fond.