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Toute la nature déjeunait; la création était à table; c’était l’heure; la grande nappe bleue était mise au ciel et la grande nappe verte sur la terre; le soleil éclairait à giorno. Dieu servait le repas universel. Chaque être avait sa pâture ou sa pâtée. Le ramier trouvait du chènevis, le pinson trouvait du millet, le chardonneret trouvait du mouron, le rouge-gorge trouvait des vers, l’abeille trouvait des fleurs, la mouche trouvait des infusoires, le verdier trouvait des mouches. On se mangeait bien un peu les uns les autres, ce qui est le mystère du mal mêlé au bien; mais pas une bête n’avait l’estomac vide.

Les deux petits abandonnés étaient parvenus près du grand bassin, et, un peu troublés par toute cette lumière, ils tâchaient de se cacher, instinct du pauvre et du faible devant la magnificence, même impersonnelle; et ils se tenaient derrière la baraque des cygnes.

Çà et là, par intervalles, quand le vent donnait, on entendait confusément des cris, une rumeur, des espèces de râles tumultueux qui étaient des fusillades, et des frappements sourds qui étaient des coups de canon. Il y avait de la fumée au-dessus des toits du côté des halles. Une cloche, qui avait l’air d’appeler, sonnait au loin.

Ces enfants ne semblaient pas percevoir ces bruits. Le petit répétait de temps en temps à demi-voix: J’ai faim.

Presque au même instant que les deux enfants, un autre couple s’approchait du grand bassin. C’était un bonhomme de cinquante ans qui menait par la main un bonhomme de six ans. Sans doute le père avec son fils. Le bonhomme de six ans tenait une grosse brioche.

À cette époque, de certaines maisons riveraines, rue Madame et rue d’Enfer, avaient une clef du Luxembourg dont jouissaient les locataires quand les grilles étaient fermées, tolérance supprimée depuis. Ce père et ce fils sortaient sans doute d’une de ces maisons-là.

Les deux petits pauvres regardèrent venir ce «monsieur» et se cachèrent un peu plus.

Celui-ci était un bourgeois. Le même [24] peut-être qu’un jour Marius, à travers sa fièvre d’amour, avait entendu, près de ce même grand bassin, conseillant à son fils «d’éviter les excès». Il avait l’air affable et altier, et une bouche qui, ne se fermant pas, souriait toujours. Ce sourire mécanique, produit par trop de mâchoire et trop peu de peau, montre les dents plutôt que l’âme. L’enfant, avec sa brioche mordue qu’il n’achevait pas, semblait gavé. L’enfant était vêtu en garde national à cause de l’émeute, et le père était resté habillé en bourgeois à cause de la prudence.

Le père et le fils s’étaient arrêtés près du bassin où s’ébattaient les deux cygnes. Ce bourgeois paraissait avoir pour les cygnes une admiration spéciale. Il leur ressemblait en ce sens qu’il marchait comme eux.

Pour l’instant les cygnes nageaient, ce qui est leur talent principal, et ils étaient superbes.

Si les deux petits pauvres eussent écouté et eussent été d’âge à comprendre, ils eussent pu recueillir les paroles d’un homme grave. Le père disait au fils:

– Le sage vit content de peu. Regarde-moi, mon fils. Je n’aime pas le faste. Jamais on ne me voit avec des habits chamarrés d’or et de pierreries; je laisse ce faux éclat aux âmes mal organisées.

Ici les cris profonds qui venaient du côté des halles éclatèrent avec un redoublement de cloche et de rumeur.

– Qu’est-ce que c’est que cela? demanda l’enfant.

Le père répondit:

– Ce sont des saturnales.

Tout à coup, il aperçut les deux petits déguenillés, immobiles derrière la maisonnette verte des cygnes.

– Voilà le commencement, dit-il.

Et après un silence il ajouta:

– L’anarchie entre dans ce jardin.

Cependant le fils mordit la brioche, la recracha, et brusquement se mit à pleurer.

– Pourquoi pleures-tu? demanda le père.

– Je n’ai plus faim, dit l’enfant.

Le sourire du père s’accentua.

– On n’a pas besoin de faim pour manger un gâteau.

– Mon gâteau m’ennuie. Il est rassis.

– Tu n’en veux plus?

– Non.

Le père lui montra les cygnes.

– Jette-le à ces palmipèdes.

L’enfant hésita. On ne veut plus de son gâteau; ce n’est pas une raison pour le donner.

Le père poursuivit:

– Sois humain. Il faut avoir pitié des animaux.

Et, prenant à son fils le gâteau, il le jeta dans le bassin.

Le gâteau tomba assez près du bord.

Les cygnes étaient loin, au centre du bassin, et occupés à quelque proie. Ils n’avaient vu ni le bourgeois, ni la brioche.

Le bourgeois, sentant que le gâteau risquait de se perdre, et ému de ce naufrage inutile, se livra à une agitation télégraphique qui finit par attirer l’attention des cygnes.

Ils aperçurent quelque chose qui surnageait, virèrent de bord comme des navires qu’ils sont, et se dirigèrent vers la brioche lentement, avec la majesté béate qui convient à des bêtes blanches.

– Les cygnes comprennent les signes, dit le bourgeois, heureux d’avoir de l’esprit.

En ce moment le tumulte lointain de la ville eut encore un grossissement subit. Cette fois, ce fut sinistre. Il y a des bouffées de vent qui parlent plus distinctement que d’autres. Celle qui soufflait en cet instant-là apporta nettement des roulements de tambour, des clameurs, des feux de peloton, et les répliques lugubres du tocsin et du canon. Ceci coïncida avec un nuage noir qui cacha brusquement le soleil.

Les cygnes n’étaient pas encore arrivés à la brioche.

– Rentrons, dit le père, on attaque les Tuileries. Il ressaisit la main de son fils. Puis il continua:

– Des Tuileries au Luxembourg, il n’y a que la distance qui sépare la royauté de la pairie; ce n’est pas loin. Les coups de fusil vont pleuvoir.

Il regarda le nuage.

– Et peut-être aussi la pluie elle-même va pleuvoir; le ciel s’en mêle; la branche cadette est condamnée. Rentrons vite.

– Je voudrais voir les cygnes manger la brioche, dit l’enfant.

Le père répondit:

– Ce serait une imprudence.

Et il emmena son petit bourgeois.

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[24] C'était en III, 6, 4.