– Oui.
Depuis quelques instants Grantaire s’était réveillé.
Grantaire, on s’en souvient, dormait depuis la veille dans la salle haute du cabaret, assis sur une chaise, affaissé sur une table.
Il réalisait, dans toute son énergie, la vieille métaphore: ivre mort. Le hideux philtre absinthe-stout [33]-alcool l’avait jeté en léthargie. Sa table étant petite et ne pouvant servir à la barricade, on la lui avait laissée. Il était toujours dans la même posture, la poitrine pliée sur la table, la tête appuyée à plat sur les bras, entouré de verres, de chopes et de bouteilles. Il dormait de cet écrasant sommeil de l’ours engourdi et de la sangsue repue. Rien n’y avait fait, ni la fusillade, ni les boulets, ni la mitraille qui pénétrait par la croisée dans la salle où il était, ni le prodigieux vacarme de l’assaut. Seulement, il répondait quelquefois au canon par un ronflement. Il semblait attendre là qu’une balle vînt lui épargner la peine de se réveiller. Plusieurs cadavres gisaient autour de lui; et, au premier coup d’œil, rien ne le distinguait de ces dormeurs profonds de la mort.
Le bruit n’éveille pas un ivrogne, le silence le réveille. Cette singularité a été plus d’une fois observée. La chute de tout, autour de lui, augmentait l’anéantissement de Grantaire; l’écroulement le berçait. – L’espèce de halte que fit le tumulte devant Enjolras fut une secousse pour ce pesant sommeil. C’est l’effet d’une voiture au galop qui s’arrête court. Les assoupis s’y réveillent. Grantaire se dressa en sursaut, étendit les bras, se frotta les yeux, regarda, bâilla, et comprit.
L’ivresse qui finit ressemble à un rideau qui se déchire. On voit, en bloc et d’un seul coup d’œil, tout ce qu’elle cachait. Tout s’offre subitement à la mémoire; et l’ivrogne qui ne sait rien de ce qui s’est passé depuis vingt-quatre heures, n’a pas achevé d’ouvrir les paupières, qu’il est au fait. Les idées lui reviennent avec une lucidité brusque; l’effacement de l’ivresse, sorte de buée qui aveuglait le cerveau, se dissipe, et fait place à la claire et nette obsession des réalités.
Relégué qu’il était dans son coin et comme abrité derrière le billard, les soldats, l’œil fixé sur Enjolras, n’avaient pas même aperçu Grantaire, et le sergent se préparait à répéter l’ordre: En joue! quand tout à coup ils entendirent une voix forte crier à côté d’eux:
– Vive la République! J’en suis.
Grantaire s’était levé.
L’immense lueur de tout le combat qu’il avait manqué, et dont il n’avait pas été, apparut dans le regard éclatant de l’ivrogne transfiguré.
Il répéta: Vive la République! traversa la salle d’un pas ferme, et alla se placer devant les fusils debout près d’Enjolras.
– Faites-en deux d’un coup, dit-il.
Et, se tournant vers Enjolras avec douceur, il lui dit:
– Permets-tu?
Enjolras lui serra la main en souriant.
Ce sourire n’était pas achevé que la détonation éclata.
Enjolras, traversé de huit coups de feu, resta adossé au mur comme si les balles l’y eussent cloué. Seulement il pencha la tête.
Grantaire, foudroyé, s’abattit à ses pieds.
Quelques instants après, les soldats délogeaient les derniers insurgés réfugiés au haut de la maison. Ils tiraillaient à travers un treillis de bois dans le grenier. On se battait dans les combles. On jetait des corps par les fenêtres, quelques-uns vivants. Deux voltigeurs, qui essayaient de relever l’omnibus fracassé, étaient tués de deux coups de carabine tirés des mansardes. Un homme en blouse en était précipité, un coup de bayonnette dans le ventre, et râlait à terre. Un soldat et un insurgé glissaient ensemble sur le talus de tuiles du toit, et ne voulaient pas se lâcher, et tombaient, se tenant embrassés d’un embrassement féroce. Lutte pareille dans la cave. Cris, coups de feu, piétinement farouche. Puis le silence. La barricade était prise.
Les soldats commencèrent la fouille des maisons d’alentour et la poursuite des fuyards.
Chapitre XXIV Prisonnier
Marius était prisonnier en effet. Prisonnier de Jean Valjean.
La main qui l’avait étreint par derrière au moment où il tombait, et dont, en perdant connaissance, il avait senti le saisissement, était celle de Jean Valjean.
Jean Valjean n’avait pris au combat d’autre part que de s’y exposer [34]. Sans lui, à cette phase suprême de l’agonie, personne n’eût songé aux blessés. Grâce à lui, partout présent dans le carnage comme une providence, ceux qui tombaient étaient relevés, transportés dans la salle basse, et pansés. Dans les intervalles, il réparait la barricade. Mais rien qui pût ressembler à un coup, à une attaque, ou même à une défense personnelle, ne sortit de ses mains. Il se taisait et secourait. Du reste, il avait à peine quelques égratignures. Les balles n’avaient pas voulu de lui. Si le suicide faisait partie de ce qu’il avait rêvé en venant dans ce sépulcre, de ce côté-là il n’avait point réussi. Mais nous doutons qu’il eût songé au suicide, acte irréligieux.
Jean Valjean, dans la nuée épaisse du combat, n’avait pas l’air de voir Marius; le fait est qu’il ne le quittait pas des yeux. Quand un coup de feu renversa Marius, Jean Valjean bondit avec une agilité de tigre, s’abattit sur lui comme sur une proie, et l’emporta.
Le tourbillon de l’attaque était en cet instant-là si violemment concentré sur Enjolras et sur la porte du cabaret que personne ne vit Jean Valjean, soutenant dans ses bras Marius évanoui, traverser le champ dépavé de la barricade et disparaître derrière l’angle de la maison de Corinthe.
On se rappelle cet angle qui faisait une sorte de cap dans la rue; il garantissait des balles et de la mitraille, et des regards aussi, quelques pieds carrés de terrain. Il y a ainsi parfois dans les incendies une chambre qui ne brûle point, et dans les mers les plus furieuses, en deçà d’un promontoire ou au fond d’un cul-de-sac d’écueils, un petit coin tranquille. C’était dans cette espèce de repli du trapèze intérieur de la barricade qu’Éponine avait agonisé.
Là Jean Valjean s’arrêta, il laissa glisser à terre Marius, s’adossa au mur et jeta les yeux autour de lui.
La situation était épouvantable.
Pour l’instant, pour deux ou trois minutes peut-être, ce pan de muraille était un abri; mais comment sortir de ce massacre? Il se rappelait l’angoisse où il s’était trouvé rue Polonceau, huit ans auparavant, et de quelle façon il était parvenu à s’échapper; c’était difficile alors, aujourd’hui c’était impossible. Il avait devant lui cette implacable et sourde maison à six étages qui ne semblait habitée que par l’homme mort penché à sa fenêtre; il avait à sa droite la barricade assez basse qui fermait la Petite-Truanderie ; enjamber cet obstacle paraissait facile, mais on voyait au-dessus de la crête du barrage une rangée de pointes de bayonnettes. C’était la troupe de ligne, postée au delà de cette barricade, et aux aguets. Il était évident que franchir la barricade c’était aller chercher un feu de peloton, et que toute tête qui se risquerait à dépasser le haut de la muraille de pavés servirait de cible à soixante coups de fusil. Il avait à sa gauche le champ du combat. La mort était derrière l’angle du mur.