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Que faire?

Un oiseau seul eût pu se tirer de là.

Et il fallait se décider sur-le-champ, trouver un expédient, prendre un parti. On se battait à quelques pas de lui; par bonheur tous s’acharnaient sur un point unique, sur la porte du cabaret; mais qu’un soldat, un seul, eût l’idée de tourner la maison, ou de l’attaquer en flanc, tout était fini.

Jean Valjean regarda la maison en face de lui, il regarda la barricade à côté de lui, puis il regarda la terre, avec la violence de l’extrémité suprême, éperdu, et comme s’il eût voulu y faire un trou avec ses yeux.

À force de regarder, on ne sait quoi de vaguement saisissable dans une telle agonie se dessina et prit forme à ses pieds, comme si c’était une puissance du regard de faire éclore la chose demandée. Il aperçut à quelques pas de lui, au bas du petit barrage si impitoyablement gardé et guetté au dehors, sous un écroulement de pavés qui la cachait en partie, une grille de fer posée à plat et de niveau avec le sol. Cette grille, faite de forts barreaux transversaux, avait environ deux pieds carrés. L’encadrement de pavés qui la maintenait avait été arraché, et elle était comme descellée. À travers les barreaux on entrevoyait une ouverture obscure, quelque chose de pareil au conduit d’une cheminée ou au cylindre d’une citerne. Jean Valjean s’élança. Sa vieille science des évasions lui monta au cerveau comme une clarté. Écarter les pavés, soulever la grille, charger sur ses épaules Marius inerte comme un corps mort, descendre, avec ce fardeau sur les reins, en s’aidant des coudes et des genoux, dans cette espèce de puits heureusement peu profond, laisser retomber au-dessus de sa tête la lourde trappe de fer sur laquelle les pavés ébranlés croulèrent de nouveau, prendre pied sur une surface dallée à trois mètres au-dessous du sol, cela fut exécuté comme ce qu’on fait dans le délire, avec une force de géant et une rapidité d’aigle; cela dura quelques minutes à peine.

Jean Valjean se trouva, avec Marius toujours évanoui, dans une sorte de long corridor souterrain.

Là, paix profonde, silence absolu, nuit.

L’impression qu’il avait autrefois éprouvée en tombant de la rue dans le couvent, lui revint. Seulement, ce qu’il emportait aujourd’hui, ce n’était plus Cosette; c’était Marius [35].

C’est à peine maintenant s’il entendait au-dessus de lui, comme un vague murmure, le formidable tumulte du cabaret pris d’assaut.

Livre deuxième – L'intestin de Léviathan

Chapitre I La terre appauvrie par la mer [36]

Paris jette par an vingt-cinq millions à l’eau. Et ceci sans métaphore. Comment, et de quelle façon? jour et nuit. Dans quel but? sans aucun but. Avec quelle pensée? sans y penser. Pourquoi faire? pour rien. Au moyen de quel organe? au moyen de son intestin. Quel est son intestin? c’est son égout [37].

Vingt-cinq millions, c’est le plus modéré des chiffres approximatifs que donnent les évaluations de la science spéciale.

La science, après avoir longtemps tâtonné, sait aujourd’hui que le plus fécondant et le plus efficace des engrais, c’est l’engrais humain. Les Chinois, disons-le à notre honte, le savaient avant nous. Pas un paysan chinois, c’est Eckeberg qui le dit, ne va à la ville sans rapporter, aux deux extrémités de son bambou, deux seaux pleins de ce que nous nommons immondices. Grâce à l’engrais humain, la terre en Chine est encore aussi jeune qu’au temps d’Abraham. Le froment chinois rend jusqu’à cent vingt fois la semence. Il n’est aucun guano comparable en fertilité au détritus d’une capitale. Une grande ville est le plus puissant des stercoraires. Employer la ville à fumer la plaine, ce serait une réussite certaine. Si notre or est fumier, en revanche, notre fumier est or.

Que fait-on de cet or fumier? On le balaye à l’abîme.

On expédie à grands frais des convois de navires afin de récolter au pôle austral la fiente des pétrels et des pingouins, et l’incalculable élément d’opulence qu’on a sous la main, on l’envoie à la mer. Tout l’engrais humain et animal que le monde perd, rendu à la terre au lieu d’être jeté à l’eau, suffirait à nourrir le monde.

Ces tas d’ordures du coin des bornes, ces tombereaux de boue cahotés la nuit dans les rues, ces affreux tonneaux de la voirie, ces fétides écoulements de fange souterraine que le pavé vous cache, savez-vous ce que c’est? C’est de la prairie en fleur, c’est de l’herbe verte, c’est du serpolet et du thym et de la sauge, c’est du gibier, c’est du bétail, c’est le mugissement satisfait des grands bœufs le soir, c’est du foin parfumé, c’est du blé doré, c’est du pain sur votre table, c’est du sang chaud dans vos veines, c’est de la santé, c’est de la joie, c’est de la vie. Ainsi le veut cette création mystérieuse qui est la transformation sur la terre et la transfiguration dans le ciel.

Rendez cela au grand creuset; votre abondance en sortira. La nutrition des plaines fait la nourriture des hommes.

Vous êtes maîtres de perdre cette richesse, et de me trouver ridicule par-dessus le marché. Ce sera là le chef-d’œuvre de votre ignorance.

La statistique a calculé que la France à elle seule fait tous les ans à l’Atlantique par la bouche de ses rivières un versement d’un demi-milliard. Notez ceci: avec ces cinq cents millions on payerait le quart des dépenses du budget. L’habileté de l’homme est telle qu’il aime mieux se débarrasser de ces cinq cents millions dans le ruisseau. C’est la substance même du peuple qu’emportent, ici goutte à goutte, là à flots, le misérable vomissement de nos égouts dans les fleuves et le gigantesque vomissement de nos fleuves dans l’océan. Chaque hoquet de nos cloaques nous coûte mille francs. À cela deux résultats: la terre appauvrie et l’eau empestée. La faim sortant du sillon et la maladie sortant du fleuve.

Il est notoire, par exemple, qu’à cette heure, la Tamise empoisonne Londres [38].

Pour ce qui est de Paris, on a dû, dans ces derniers temps, transporter la plupart des embouchures d’égouts en aval au-dessous du dernier pont.

Un double appareil tubulaire, pourvu de soupapes et d’écluses de chasse, aspirant et refoulant, un système de drainage élémentaire, simple comme le poumon de l’homme, et qui est déjà en pleine fonction dans plusieurs communes d’Angleterre, suffirait pour amener dans nos villes l’eau pure des champs et pour renvoyer dans nos champs l’eau riche des villes, et ce facile va-et-vient, le plus simple du monde, retiendrait chez nous les cinq cents millions jetés dehors. On pense à autre chose.

Le procédé actuel fait le mal en voulant faire le bien. L’intention est bonne, le résultat est triste. On croit expurger la ville, on étiole la population. Un égout est un malentendu. Quand partout le drainage, avec sa fonction double, restituant ce qu’il prend, aura remplacé l’égout, simple lavage appauvrissant, alors, ceci étant combiné avec les données d’une économie sociale nouvelle, le produit de la terre sera décuplé, et le problème de la misère sera singulièrement atténué. Ajoutez la suppression des parasitismes, il sera résolu [39].

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[35] Jean Valjean a porté Cosette en II, 5, 6.

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[36] Ce titre renvoie aux discours de V. Hugo des 27 juin et 1er juillet 1846, devant la Chambre des Pairs, sur la «défense du littoral» agressé par l'océan. Voir Actes et Paroles I, Avant l'exil au volume Politique.

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[37] Hugo s'est servi, pour ce livre, d'une Statistique des égouts de Paris publiée en 1837 et de la brochure de Pierre Leroux, publiée à Londres et à Jersey en 1853, Aux États de Jersey, sur un moyen de quintupler, pour ne pas dire plus, la production agricole du pays.

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[38] C'est du moins ce que pensait V. Hugo écrivant, le 21 juillet 1859, à sa fille Adèle qui prolongeait avec sa mère son séjour à Londres: «On me dit de tous côtés que la Tamise empeste et empoisonne Londres en été. Les journaux sont pleins de détails hideux sur le curage qu'on a été obligé d'interrompre. Dépêchez-vous donc de sortir de ce typhus!» Cité par H. Guillemin, L'Engloutie, Le Seuil, 1985, p. 59. Il faut tenir compte, pour apprécier tout ceci, que nous sommes à la grande époque des théories de la contagion aérienne et de l'hygiène respiratoire: fenêtres ouvertes et «bon air».

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[39] Gauvain développera cette idée dans Quatrevingt-treize: «Supprimez les parasitismes; le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. […] Ensuite, tirez parti de vos richesses; vous jetez l'engrais à l'égout, jetez-le au sillon.»