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Il arrivait parfois que Cosette parlait de Jean Valjean et s’étonnait. Alors Marius la calmait: – Il est absent, je crois. N’a-t-il pas dit qu’il partait pour un voyage? C’est vrai, pensait Cosette. Il avait l’habitude de disparaître ainsi. Mais pas si longtemps. – Deux ou trois fois elle envoya Nicolette rue de l’Homme-Armé s’informer si monsieur Jean était revenu de son voyage. Jean Valjean fit répondre que non.

Cosette n’en demanda pas davantage, n’ayant sur la terre qu’un besoin, Marius.

Disons encore que, de leur côté, Marius et Cosette avaient été absents. Ils étaient allés à Vernon. Marius avait mené Cosette au tombeau de son père.

Marius avait peu à peu soustrait Cosette à Jean Valjean. Cosette s’était laissé faire.

Du reste, ce qu’on appelle beaucoup trop durement, dans de certains cas, l’ingratitude des enfants, n’est pas toujours une chose aussi reprochable qu’on le croit. C’est l’ingratitude de la nature. La nature, nous l’avons dit ailleurs, «regarde devant elle». La nature divise les êtres vivants en arrivants et en partants. Les partants sont tournés vers l’ombre, les arrivants vers la lumière. De là un écart qui, du côté des vieux, est fatal, et, du côté des jeunes, involontaire. Cet écart, d’abord insensible, s’accroît lentement comme toute séparation de branches. Les rameaux, sans se détacher du tronc, s’en éloignent. Ce n’est pas leur faute. La jeunesse va où est la joie, aux fêtes, aux vives clartés, aux amours. La vieillesse va à la fin. On ne se perd pas de vue, mais il n’y a plus d’étreinte. Les jeunes gens sentent le refroidissement de la vie; les vieillards celui de la tombe. N’accusons pas ces pauvres enfants.

Chapitre II Dernières palpitations de la lampe sans huile

Jean Valjean un jour descendit son escalier, fit trois pas dans la rue, s’assit sur une borne, sur cette même borne où Gavroche, dans la nuit du 5 au 6 juin, l’avait trouvé songeant; il resta là quelques minutes, puis remonta. Ce fut la dernière oscillation du pendule. Le lendemain, il ne sortit pas de chez lui. Le surlendemain, il ne sortit pas de son lit.

Sa portière, qui lui apprêtait son maigre repas, quelques choux ou quelques pommes de terre avec un peu de lard, regarda dans l’assiette de terre brune et s’exclama:

– Mais vous n’avez pas mangé hier, pauvre cher homme!

– Si fait, répondit Jean Valjean.

– L’assiette est toute pleine.

– Regardez le pot à l’eau. Il est vide.

– Cela prouve que vous avez bu; cela ne prouve pas que vous avez mangé.

– Eh bien, fît Jean Valjean, si je n’ai eu faim que d’eau?

– Cela s’appelle la soif, et, quand on ne mange pas en même temps, cela s’appelle la fièvre.

– Je mangerai demain.

– Ou à la Trinité. Pourquoi pas aujourd’hui? Est-ce qu’on dit: Je mangerai demain! Me laisser tout mon plat sans y toucher! Mes viquelottes [111] qui étaient si bonnes!

Jean Valjean prit la main de la vieille femme:

– Je vous promets de les manger, lui dit-il de sa voix bienveillante.

– Je ne suis pas contente de vous, répondit la portière.

Jean Valjean ne voyait guère d’autre créature humaine que cette bonne femme. Il y a dans Paris des rues où personne ne passe et des maisons où personne ne vient. Il était dans une de ces rues-là et dans une de ces maisons-là.

Du temps qu’il sortait encore, il avait acheté à un chaudronnier pour quelques sous un petit crucifix de cuivre qu’il avait accroché à un clou en face de son lit. Ce gibet-là est toujours bon à voir.

Une semaine s’écoula sans que Jean Valjean fît un pas dans sa chambre. Il demeurait toujours couché. La portière disait à son mari: – Le bonhomme de là-haut ne se lève plus, il ne mange plus, il n’ira pas loin. Ça a des chagrins, ça. On ne m’ôtera pas de la tête que sa fille est mal mariée.

Le portier répliqua avec l’accent de la souveraineté maritale:

– S’il est riche, qu’il ait un médecin. S’il n’est pas riche, qu’il n’en ait pas. S’il n’a pas de médecin, il mourra.

– Et s’il en a un?

– Il mourra, dit le portier.

La portière se mit à gratter avec un vieux couteau de l’herbe qui poussait dans ce qu’elle appelait son pavé, et tout en arrachant l’herbe, elle grommelait:

– C’est dommage. Un vieillard qui est si propre! Il est blanc comme un poulet.

Elle aperçut au bout de la rue un médecin du quartier qui passait; elle prit sur elle de le prier de monter.

– C’est au deuxième, lui dit-elle. Vous n’aurez qu’à entrer. Comme le bonhomme ne bouge plus de son lit, la clef est toujours à la porte.

Le médecin vit Jean Valjean et lui parla.

Quand il redescendit, la portière l’interpella:

– Eh bien, docteur?

– Votre malade est bien malade.

– Qu’est-ce qu’il a?

– Tout et rien. C’est un homme qui, selon toute apparence, a perdu une personne chère. On meurt de cela.

– Qu’est-ce qu’il vous a dit?

– Il m’a dit qu’il se portait bien.

– Reviendrez-vous, docteur?

– Oui, répondit le médecin. Mais il faudrait qu’un autre que moi revînt.

Chapitre III Une plume pèse à qui soulevait la charrette Fauchelevent

Un soir Jean Valjean eut de la peine à se soulever sur le coude; il se prit la main et ne trouva pas son pouls; sa respiration était courte et s’arrêtait par instants; il reconnut qu’il était plus faible qu’il ne l’avait encore été. Alors, sans doute sous la pression de quelque préoccupation suprême, il fit un effort, se dressa sur son séant, et s’habilla. Il mit son vieux vêtement d’ouvrier. Ne sortant plus, il y était revenu, et il le préférait. Il dut s’interrompre plusieurs fois en s’habillant; rien que pour passer les manches de la veste, la sueur lui coulait du front.

Depuis qu’il était seul, il avait mis son lit dans l’antichambre, afin d’habiter le moins possible cet appartement désert.

Il ouvrit la valise et en tira le trousseau de Cosette.

Il l’étala sur son lit.

Les chandeliers de l’évêque étaient à leur place sur la cheminée. Il prit dans un tiroir deux bougies de cire et les mit dans les chandeliers. Puis, quoiqu’il fît encore grand jour, c’était en été, il les alluma. On voit ainsi quelquefois des flambeaux allumés en plein jour dans les chambres où il y a des morts.

Chaque pas qu’il faisait en allant d’un meuble à l’autre l’exténuait, et il était obligé de s’asseoir. Ce n’était point de la fatigue ordinaire qui dépense la force pour la renouveler; c’était le reste des mouvements possibles; C’était la vie épuisée qui s’égoutte dans des efforts accablants qu’on ne recommencera pas.

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[111] Variété de pomme de terre.