– Ce sont des chimères. La confiance dont monsieur le baron m’honore me fait un devoir de le lui dire. Avant tout la vérité et la justice. Je n’aime pas voir accuser les gens injustement. Monsieur le baron, Jean Valjean n’a point volé M. Madeleine, et Jean Valjean n’a point tué Javert.
– Voilà qui est fort! comment cela?
– Pour deux raisons.
– Lesquelles? parlez.
– Voici la première: il n’a pas volé M. Madeleine, attendu que c’est lui-même Jean Valjean qui est M. Madeleine.
– Que me contez-vous là?
– Et voici la seconde: il n’a pas assassiné Javert, attendu que celui qui a tué Javert, c’est Javert.
– Que voulez-vous dire?
– Que Javert s’est suicidé.
– Prouvez! prouvez! cria Marius hors de lui.
Thénardier reprit en scandant sa phrase à la façon d’un alexandrin antique:
– L’a gent-de-police-Ja-vert-a-été-trouvé-noyé-sous-un-bateau-du-Pont-au-Change.
– Mais prouvez donc!
Thénardier tira de sa poche de côté une large enveloppe de papier gris qui semblait contenir des feuilles pliées de diverses grandeurs.
– J’ai mon dossier, dit-il avec calme.
Et il ajouta:
– Monsieur le baron, dans votre intérêt, j’ai voulu connaître à fond mon Jean Valjean. Je dis que Jean Valjean et Madeleine, c’est le même homme, et je dis que Javert n’a eu d’autre assassin que Javert, et quand je parle, c’est que j’ai des preuves. Non des preuves manuscrites, l’écriture est suspecte, l’écriture est complaisante, mais des preuves imprimées.
Tout en parlant, Thénardier extrayait de l’enveloppe deux numéros de journaux jaunis, fanés, et fortement saturés de tabac. L’un de ces deux journaux, cassé à tous les plis et tombant en lambeaux carrés, semblait beaucoup plus ancien que l’autre.
– Deux faits, deux preuves, fit Thénardier. Et il tendit à Marius les deux journaux déployés.
Ces deux journaux, le lecteur les connaît. L’un, le plus ancien, un numéro du Drapeau blanc du 25 juillet 1823, dont on a pu voir le texte à la page 148 du tome troisième de ce livre [117], établissait l’identité de M. Madeleine et de Jean Valjean. L’autre, un Moniteur du 15 juin 1832, constatait le suicide de Javert, ajoutant qu’il résultait d’un rapport verbal de Javert au préfet que, fait prisonnier dans la barricade de la rue de la Chanvrerie, il avait dû la vie à la magnanimité d’un insurgé qui, le tenant sous son pistolet, au lieu de lui brûler la cervelle, avait tiré en l’air.
Marius lut. Il y avait évidence, date certaine, preuve irréfragable, ces deux journaux n’avaient pas été imprimés exprès pour appuyer les dires de Thénardier; la note publiée dans le Moniteur était communiquée administrativement par la préfecture de police. Marius ne pouvait douter. Les renseignements du commis-caissier étaient faux et lui-même s’était trompé. Jean Valjean, grandi brusquement, sortait du nuage. Marius ne put retenir un cri de joie:
– Eh bien alors, ce malheureux est un admirable homme! toute cette fortune était vraiment à lui! c’est Madeleine, la providence de tout un pays! c’est Jean Valjean, le sauveur de Javert! c’est un héros! c’est un saint!
– Ce n’est pas un saint, et ce n’est pas un héros, dit Thénardier. C’est un assassin et un voleur.
Et il ajouta du ton d’un homme qui commence à se sentir quelque autorité: – Calmons-nous.
Voleur, assassin, ces mots que Marius croyait disparus, et qui revenaient, tombèrent sur lui comme une douche de glace.
– Encore! dit-il.
– Toujours, fit Thénardier. Jean Valjean n’a pas volé Madeleine, mais c’est un voleur. Il n’a pas tué Javert, mais c’est un meurtrier.
– Voulez-vous parler, reprit Marius, de ce misérable vol d’il y a quarante ans, expié, cela résulte de vos journaux mêmes, par toute une vie de repentir, d’abnégation et de vertu?
– Je dis assassinat et vol, monsieur le baron. Et je répète que je parle de faits actuels. Ce que j’ai à vous révéler est absolument inconnu. C’est de l’inédit. Et peut-être y trouverez-vous la source de la fortune habilement offerte par Jean Valjean à madame la baronne. Je dis habilement, car, par une donation de ce genre, se glisser dans une honorable maison dont on partagera l’aisance, et, du même coup, cacher son crime, jouir de son vol, enfouir son nom, et se créer une famille, ce ne serait pas très maladroit.
– Je pourrais vous interrompre ici, observa Marius, mais continuez.
– Monsieur le baron, je vais vous dire tout, laissant la récompense à votre générosité. Ce secret vaut de l’or massif. Vous me direz: Pourquoi ne t’es-tu pas adressé à Jean Valjean? Par une raison toute simple; je sais qu’il s’est dessaisi, et dessaisi en votre faveur, et je trouve la combinaison ingénieuse; mais il n’a plus le sou, il me montrerait ses mains vides, et, puisque j’ai besoin de quelque argent pour mon voyage à la Joya, je vous préfère, vous qui avez tout, à lui qui n’a rien. Je suis un peu fatigué, permettez-moi de prendre une chaise.
Marius s’assit et lui fit signe de s’asseoir.
Thénardier s’installa sur une chaise capitonnée, reprit les deux journaux, les replongea dans l’enveloppe, et murmura en becquetant avec son ongle le Drapeau blanc : Celui-ci m’a donné du mal pour l’avoir. Cela fait, il croisa les jambes et s’étala sur le dos, attitude propre aux gens sûrs de ce qu’ils disent, puis entra en matière, gravement et en appuyant sur les mots:
– Monsieur le baron, le 6 juin 1832, il y a un an environ, le jour de l’émeute, un homme était dans le Grand Égout de Paris, du côté où l’égout vient rejoindre la Seine, entre le pont des Invalides et le pont d’Iéna.
Marius rapprocha brusquement sa chaise de celle de Thénardier. Thénardier remarqua ce mouvement et continua avec la lenteur d’un orateur qui tient son interlocuteur et qui sent la palpitation de son adversaire sous ses paroles:
– Cet homme, forcé de se cacher, pour des raisons du reste étrangères à la politique, avait pris l’égout pour domicile et en avait une clef. C’était, je le répète, le 6 juin; il pouvait être huit heures du soir. L’homme entendit du bruit dans l’égout. Très surpris, il se blottit, et guetta. C’était un bruit de pas, on marchait dans l’ombre, on venait de son côté. Chose étrange, il y avait dans l’égout un autre homme que lui. La grille de sortie de l’égout n’était pas loin. Un peu de lumière qui en venait lui permit de reconnaître le nouveau venu et de voir que cet homme portait quelque chose sur son dos. Il marchait courbé. L’homme qui marchait courbé était un ancien forçat, et ce qu’il traînait sur ses épaules était un cadavre. Flagrant délit d’assassinat, s’il en fut. Quant au vol, il va de soi; on ne tue pas un homme gratis. Ce forçat allait jeter ce cadavre à la rivière. Un fait à noter, c’est qu’avant d’arriver à la grille de sortie, ce forçat, qui venait de loin dans l’égout, avait nécessairement rencontré une fondrière épouvantable où il semble qu’il eût pu laisser le cadavre; mais, dès le lendemain, les égoutiers, en travaillant à la fondrière, y auraient retrouvé l’homme assassiné, et ce n’était pas le compte de l’assassin. Il avait mieux aimé traverser la fondrière, avec son fardeau, et ses efforts ont dû être effrayants, il est impossible de risquer plus complètement sa vie; je ne comprends pas qu’il soit sorti de là vivant.