Qui accuser?
Personne, et tout le monde.
Les temps incomplets où nous vivons.
C’est toujours à ses risques et périls que l’utopie se transforme en insurrection, et se fait de protestation philosophique protestation armée, et de Minerve Pallas. L’utopie qui s’impatiente et devient émeute sait ce qui l’attend; presque toujours elle arrive trop tôt. Alors elle se résigne, et accepte stoïquement, au lieu du triomphe, la catastrophe. Elle sert, sans se plaindre, et en les disculpant même, ceux qui la renient, et sa magnanimité est de consentir à l’abandon. Elle est indomptable contre l’obstacle et douce envers l’ingratitude.
Est-ce l’ingratitude d’ailleurs?
Oui, au point de vue du genre humain.
Non, au point de vue de l’individu.
Le progrès est le mode de l’homme. La vie générale du genre humain s’appelle le Progrès; le pas collectif du genre humain s’appelle le Progrès. Le progrès marche; il fait le grand voyage humain et terrestre vers le céleste et le divin; il a ses haltes où il rallie le troupeau attardé; il a ses stations où il médite, en présence de quelque Chanaan splendide dévoilant tout à coup son horizon; il a ses nuits où il dort; et c’est une des poignantes anxiétés du penseur de voir l’ombre sur l’âme humaine et de tâter dans les ténèbres, sans pouvoir le réveiller, le progrès endormi.
– Dieu est peut-être mort, disait un jour à celui qui écrit ces lignes Gérard de Nerval [28], confondant le progrès avec Dieu, et prenant l’interruption du mouvement pour la mort de l’Être.
Qui désespère a tort. Le progrès se réveille infailliblement, et, en somme, on pourrait dire qu’il a marché même endormi, car il a grandi. Quand on le revoit debout, on le retrouve plus haut. Être toujours paisible, cela ne dépend pas plus du progrès que du fleuve; n’y élevez point de barrage, n’y jetez pas de rocher; l’obstacle fait écumer l’eau et bouillonner l’humanité. De là des troubles; mais après ces troubles, on reconnaît qu’il y a du chemin de fait. Jusqu’à ce que l’ordre, qui n’est autre chose que la paix universelle, soit établi, jusqu’à ce que l’harmonie et l’unité règnent, le progrès aura pour étapes les révolutions.
Qu’est-ce donc que le Progrès? Nous venons de le dire. La vie permanente des peuples.
Or, il arrive quelquefois que la vie momentanée des individus fait résistance à la vie éternelle du genre humain.
Avouons-le sans amertume, l’individu a son intérêt distinct, et peut sans forfaiture stipuler pour cet intérêt et le défendre; le présent a sa quantité excusable d’égoïsme; la vie momentanée a son droit, et n’est pas tenue de se sacrifier sans cesse à l’avenir. La génération qui a actuellement son tour de passage sur la terre n’est pas forcée de l’abréger pour les générations, ses égales après tout, qui auront leur tour plus tard. – J’existe, murmure ce quelqu’un qui se nomme Tous. Je suis jeune et je suis amoureux, je suis vieux et je veux me reposer, je suis père de famille, je travaille, je prospère, je fais de bonnes affaires, j’ai des maisons à louer, j’ai de l’argent sur l’État, je suis heureux, j’ai femme et enfants, j’aime tout cela, je désire vivre, laissez-moi tranquille. – De là, à de certaines heures, un froid profond sur les magnanimes avant-gardes du genre humain.
L’utopie d’ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre. Elle, la vérité de demain, elle emprunte son procédé, la bataille, au mensonge d’hier. Elle, l’avenir, elle agit comme le passé. Elle, l’idée pure, elle devient voie de fait. Elle complique son héroïsme d’une violence dont il est juste qu’elle réponde; violence d’occasion et d’expédient, contraire aux principes, et dont elle est fatalement punie. L’utopie insurrection combat, le vieux code militaire au poing; elle fusille les espions, elle exécute les traîtres, elle supprime des êtres vivants et les jette dans les ténèbres inconnues. Elle se sert de la mort, chose grave. Il semble que l’utopie n’ait plus foi dans le rayonnement, sa force irrésistible et incorruptible. Elle frappe avec le glaive. Or, aucun glaive n’est simple. Toute épée a deux tranchants; qui blesse avec l’un se blesse à l’autre.
Cette réserve faite, et faite en toute sévérité, il nous est impossible de ne pas admirer, qu’ils réussissent ou non, les glorieux combattants de l’avenir, les confesseurs de l’utopie. Même quand ils avortent, ils sont vénérables, et c’est peut-être dans l’insuccès qu’ils ont plus de majesté. La victoire, quand elle est selon le progrès, mérite l’applaudissement des peuples; mais une défaite héroïque mérite leur attendrissement. L’une est magnifique, l’autre est sublime. Pour nous, qui préférons le martyre au succès, John Brown [29] est plus grand que Washington, et Pisacane est plus grand que Garibaldi.
Il faut bien que quelqu’un soit pour les vaincus.
On est injuste pour ces grands essayeurs de l’avenir quand ils avortent.
On accuse les révolutionnaires de semer l’effroi. Toute barricade semble attentat. On incrimine leurs théories, on suspecte leur but, on redoute leur arrière-pensée, on dénonce leur conscience. On leur reproche d’élever, d’échafauder et d’entasser contre le fait social régnant un monceau de misères, de douleurs, d’iniquités, de griefs, de désespoirs, et d’arracher des bas-fonds des blocs de ténèbres pour s’y créneler et y combattre. On leur crie: Vous dépavez l’enfer! Ils pourraient répondre: C’est pour cela que notre barricade est faite de bonnes intentions.
Le mieux, certes, c’est la solution pacifique. En somme, convenons-en, lorsqu’on voit le pavé, on songe à l’ours, et c’est une bonne volonté dont la société s’inquiète. Mais il dépend de la société de se sauver elle-même; c’est à sa propre bonne volonté que nous faisons appel. Aucun remède violent n’est nécessaire. Étudier le mal à l’amiable, le constater, puis le guérir. C’est à cela que nous la convions.
Quoi qu’il en soit, même tombés, surtout tombés, ils sont augustes, ces hommes qui, sur tous les points de l’univers, l’œil fixé sur la France, luttent pour la grande œuvre avec la logique inflexible de l’idéal; ils donnent leur vie en pur don pour le progrès; ils accomplissent la volonté de la providence; ils font un acte religieux. À l’heure dite, avec autant de désintéressement qu’un acteur qui arrive à sa réplique, obéissant au scénario divin, ils entrent dans le tombeau. Et ce combat sans espérance, et cette disparition stoïque, ils l’acceptent pour amener à ses splendides et suprêmes conséquences universelles le magnifique mouvement humain irrésistiblement commencé le 14 juillet 1789. Ces soldats sont des prêtres. La Révolution française est un geste de Dieu.
Du reste il y a, et il convient d’ajouter cette distinction aux distinctions déjà indiquées dans un autre chapitre, il y a les insurrections acceptées qui s’appellent révolutions; il y a les révolutions refusées qui s’appellent émeutes. Une insurrection qui éclate, c’est une idée qui passe son examen devant le peuple. Si le peuple laisse tomber sa boule noire, l’idée est fruit sec, l’insurrection est échauffourée.
L’entrée en guerre à toute sommation et chaque fois que l’utopie le désire n’est pas le fait des peuples. Les nations n’ont pas toujours et à toute heure le tempérament des héros et des martyrs.
Elles sont positives. À priori, l’insurrection leur répugne; premièrement, parce qu’elle a souvent pour résultat une catastrophe, deuxièmement, parce qu’elle a toujours pour point de départ une abstraction.
Car, et ceci est beau, c’est toujours pour l’idéal, et pour l’idéal seul que se dévouent ceux qui se dévouent. Une insurrection est un enthousiasme. L’enthousiasme peut se mettre en colère; de là les prises d’armes. Mais toute insurrection qui couche en joue un gouvernement ou un régime vise plus haut. Ainsi, par exemple, insistons-y, ce que combattaient les chefs de l’insurrection de 1832, et en particulier les jeunes enthousiastes de la rue de la Chanvrerie, ce n’était pas précisément Louis-Philippe. La plupart, causant à cœur ouvert, rendaient justice aux qualités de ce roi mitoyen à la monarchie et à la révolution; aucun ne le haïssait. Mais ils attaquaient la branche cadette du droit divin dans Louis-Philippe comme ils en avaient attaqué la branche aînée dans Charles X; et ce qu’ils voulaient renverser en renversant la royauté en France, nous l’avons expliqué, c’était l’usurpation de l’homme sur l’homme et du privilège sur le droit dans l’univers entier. Paris sans roi a pour contre-coup le monde sans despotes. Ils raisonnaient de la sorte. Leur but était lointain sans doute, vague peut-être, et reculant devant l’effort; mais grand.
Cela est ainsi. Et l’on se sacrifie pour ces visions, qui, pour les sacrifiés, sont des illusions presque toujours, mais des illusions auxquelles, en somme, toute la certitude humaine est mêlée. L’insurgé poétise et dore l’insurrection. On se jette dans ces choses tragiques en se grisant de ce qu’on va faire. Qui sait? on réussira peut-être. On est le petit nombre; on a contre soi toute une armée; mais on défend le droit, la loi naturelle, la souveraineté de chacun sur soi-même qui n’a pas d’abdication possible, la justice, la vérité, et au besoin on mourra comme les trois cents Spartiates. On ne songe pas à Don Quichotte, mais à Léonidas. Et l’on va devant soi, et, une fois engagé, on ne recule plus, et l’on se précipite tête baissée, ayant pour espérance une victoire inouïe, la révolution complétée, le progrès remis en liberté, l’agrandissement du genre humain, la délivrance universelle; et pour pis aller les Thermopyles.
[28] Gérard de Nerval avait été retrouvé pendu à l'aube du 26 janvier 1855, rue de la Vieille Lanterne.
[29] Américain blanc qui avait milité pour l'émancipation des Noirs et, ne reculant pas devant les actions à force armée, avait déclenché des révoltes d'esclaves. Arrêté, condamné à mort, il fut pendu le 2 décembre 1859, malgré les appels à la clémence d'une vaste campagne internationale. Hugo y avait participé (voir