Ces passes d’armes pour le progrès échouent souvent, et nous venons de dire pourquoi. La foule est rétive à l’entraînement des paladins. Ces lourdes masses, les multitudes, fragiles à cause de leur pesanteur même, craignent les aventures; et il y a de l’aventure dans l’idéal.
D’ailleurs, qu’on ne l’oublie pas, les intérêts sont là, peu amis de l’idéal et du sentimental. Quelquefois l’estomac paralyse le cœur.
La grandeur et la beauté de la France, c’est qu’elle prend moins de ventre que les autres peuples; elle se noue plus aisément la corde aux reins. Elle est la première éveillée, la dernière endormie. Elle va en avant. Elle est chercheuse.
Cela tient à ce qu’elle est artiste.
L’idéal n’est autre chose que le point culminant de la logique, de même que le beau n’est autre chose que la cime du vrai. Les peuples artistes sont aussi les peuples conséquents. Aimer la beauté, c’est voir la lumière. C’est ce qui fait que le flambeau de l’Europe, c’est-à-dire de la civilisation, a été porté d’abord par la Grèce, qui l’a passé à l’Italie, qui l’a passé à la France. Divins peuples éclaireurs! Vitaï lampada tradunt [30].
Chose admirable, la poésie d’un peuple est l’élément de son progrès. La quantité de civilisation se mesure à la quantité d’imagination. Seulement un peuple civilisateur doit rester un peuple mâle. Corinthe, oui; Sybaris, non. Qui s’effémine s’abâtardit. Il ne faut être ni dilettante, ni virtuose; mais il faut être artiste. En matière de civilisation, il ne faut pas raffiner, mais il faut sublimer. À cette condition, on donne au genre humain le patron de l’idéal.
L’idéal moderne a son type dans l’art, et son moyen dans la science. C’est par la science qu’on réalisera cette vision auguste des poètes: le beau social. on refera l’Eden par A + B. Au point où la civilisation est parvenue, l’exact est un élément nécessaire du splendide, et le sentiment artiste est non seulement servi, mais complété par l’organe scientifique; le rêve doit calculer. L’art, qui est le conquérant, doit avoir pour point d’appui la science, qui est le marcheur. La solidité de la monture importe. L’esprit moderne, c’est le génie de la Grèce ayant pour véhicule le génie de l’Inde; Alexandre sur l’éléphant.
Les races pétrifiées dans le dogme ou démoralisées par le lucre sont impropres à la conduite de la civilisation. La génuflexion devant l’idole ou devant l’écu atrophie le muscle qui marche et la volonté qui va. L’absorption hiératique ou marchande amoindrit le rayonnement d’un peuple, abaisse son horizon en abaissant son niveau, et lui retire cette intelligence à la fois humaine et divine du but universel, qui fait les nations missionnaires. Babylone n’a pas d’idéal; Carthage n’a pas d’idéal. Athènes et Rome ont et gardent, même à travers toute l’épaisseur nocturne des siècles, des auréoles de civilisation.
La France est de la même qualité de peuple que la Grèce et l’Italie. Elle est athénienne par le beau et romaine par le grand. En outre, elle est bonne. Elle se donne. Elle est plus souvent que les autres peuples en humeur de dévouement et de sacrifice. Seulement, cette humeur la prend et la quitte. Et c’est là le grand péril pour ceux qui courent quand elle ne veut que marcher, ou qui marchent quand elle veut s’arrêter. La France a ses rechutes de matérialisme, et, à de certains instants, les idées qui obstruent ce cerveau sublime n’ont plus rien qui rappelle la grandeur française et sont de la dimension d’un Missouri et d’une Caroline du Sud. Qu’y faire? La géante joue la naine; l’immense France a ses fantaisies de petitesse. Voilà tout.
À cela rien à dire. Les peuples comme les astres ont le droit d’éclipse. Et tout est bien, pourvu que la lumière revienne et que l’éclipse ne dégénère pas en nuit. Aube et résurrection sont synonymes. La réapparition de la lumière est identique à la persistance du moi.
Constatons ces faits avec calme. La mort sur la barricade, ou la tombe dans l’exil, c’est pour le dévouement un en-cas acceptable. Le vrai nom du dévouement, c’est désintéressement. Que les abandonnés se laissent abandonner, que les exilés se laissent exiler, et bornons-nous à supplier les grands peuples de ne pas reculer trop loin quand ils reculent. Il ne faut pas, sous prétexte de retour à la raison, aller trop avant dans la descente.
La matière existe, la minute existe, les intérêts existent, le ventre existe; mais il ne faut pas que le ventre soit la seule sagesse. La vie momentanée a son droit, nous l’admettons, mais la vie permanente a le sien. Hélas! être monté, cela n’empêche pas de tomber. On voit ceci dans l’histoire plus souvent qu’on ne voudrait. Une nation est illustre; elle goûte à l’idéal, puis elle mord dans la fange, et elle trouve cela bon; et si on lui demande d’où vient qu’elle abandonne Socrate pour Falstaff, elle répond: C’est que j’aime les hommes d'état.
Un mot encore avant de rentrer dans la mêlée.
Une bataille comme celle que nous racontons en ce moment n’est autre chose qu’une convulsion vers l’idéal. Le progrès entravé est maladif, et il a de ces tragiques épilepsies. Cette maladie du progrès, la guerre civile, nous avons dû la rencontrer sur notre passage. C’est là une des phases fatales, à la fois acte et entr’acte, de ce drame dont le pivot est un damné social, et dont le titre véritable est: le Progrès.
Le Progrès!
Ce cri que nous jetons souvent est toute notre pensée; et, au point de ce drame où nous sommes, l’idée qu’il contient ayant encore plus d’une épreuve à subir, il nous est permis peut-être, sinon d’en soulever le voile, du moins d’en laisser transparaître nettement la lueur.
Le livre que le lecteur a sous les yeux en ce moment, c’est, d’un bout à l’autre, dans son ensemble et dans ses détails, quelles que soient les intermittences, les exceptions ou les défaillances, la marche du mal au bien, de l’injuste au juste, du faux au vrai, de la nuit au jour, de l’appétit à la conscience, de la pourriture à la vie, de la bestialité au devoir, de l’enfer au ciel, du néant à Dieu. Point de départ: la matière, point d’arrivée. l’âme. L’hydre au commencement, l’ange à la fin.
Chapitre XXI Les héros
Tout à coup le tambour battit la charge.
L’attaque fut l’ouragan. La veille, dans l’obscurité, la barricade avait été approchée silencieusement comme par un boa. À présent, en plein jour, dans cette rue évasée, la surprise était décidément impossible, la vive force d’ailleurs s’était démasquée, le canon avait commencé le rugissement, l’armée se rua sur la barricade. La furie était maintenant l’habileté. Une puissante colonne d’infanterie de ligne, coupée à intervalles égaux de garde nationale et de garde municipale à pied, et appuyée sur des masses profondes qu’on entendait sans les voir, déboucha dans la rue au pas de course, tambour battant, clairon sonnant, bayonnettes croisées, sapeurs en tête, et, imperturbable sous les projectiles, arriva droit sur la barricade avec le poids d’une poutre d’airain sur un mur.
Le mur tint bon.
Les insurgés firent feu impétueusement. La barricade escaladée eut une crinière d’éclairs. L’assaut fut si forcené qu’elle fut un moment inondée d’assaillants; mais elle secoua les soldats ainsi que le lion les chiens, et elle ne se couvrit d’assiégeants que comme la falaise d’écume, pour reparaître l’instant d’après, escarpée, noire et formidable.
La colonne, forcée de se replier, resta massée dans la rue, à découvert, mais terrible, et riposta à la redoute par une mousqueterie effrayante. Quiconque a vu un feu d’artifice se rappelle cette gerbe faite d’un croisement de foudres qu’on appelle le bouquet. Qu’on se représente ce bouquet, non plus vertical, mais horizontal, portant une balle, une chevrotine ou un biscaïen à la pointe de chacun de ses jets de feu, et égrenant la mort dans ses grappes de tonnerres. La barricade était là-dessous.
Des deux parts résolution égale. La bravoure était là presque barbare et se compliquait d’une sorte de férocité héroïque qui commençait par le sacrifice de soi-même. C’était l’époque où un garde national se battait comme un zouave. La troupe voulait en finir; l’insurrection voulait lutter. L’acceptation de l’agonie en pleine jeunesse et en pleine santé fait de l’intrépidité une frénésie. Chacun dans cette mêlée avait le grandissement de l’heure suprême. La rue se joncha de cadavres.
La barricade avait à l’une de ses extrémités Enjolras et à l’autre Marius. Enjolras, qui portait toute la barricade dans sa tête, se réservait et s’abritait; trois soldats tombèrent l’un après l’autre sous son créneau sans l’avoir même aperçu; Marius combattait à découvert. Il se faisait point de mire. Il sortait du sommet de la redoute plus qu’à mi-corps. Il n’y a pas de plus violent prodigue qu’un avare qui prend le mors aux dents; il n’y a pas d’homme plus effrayant dans l’action qu’un songeur. Marius était formidable et pensif. Il était dans la bataille comme dans un rêve. On eût dit un fantôme qui fait le coup de fusil.