Les cartouches des assiégés s’épuisaient; leurs sarcasmes non. Dans ce tourbillon du sépulcre où ils étaient, ils riaient.
Courfeyrac était nu-tête.
– Qu’est-ce que tu as donc fait de ton chapeau? lui demanda Bossuet.
Courfeyrac répondit:
– Ils ont fini par me l’emporter à coups de canon.
Ou bien ils disaient des choses hautaines.
– Comprend-on, s’écriait amèrement Feuilly, ces hommes – (et il citait les noms, des noms connus, célèbres même, quelques-uns de l’ancienne armée) – qui avaient promis de nous rejoindre et fait serment de nous aider, et qui s’y étaient engagés d’honneur, et qui sont nos généraux, et qui nous abandonnent!
Et Combeferre se bornait à répondre avec un grave sourire:
– Il y a des gens qui observent les règles de l’honneur comme on observe les étoiles, de très loin.
L’intérieur de la barricade était tellement semé de cartouches déchirées qu’on eût dit qu’il y avait neigé.
Les assaillants avaient le nombre; les insurgés avaient la position. Ils étaient au haut d’une muraille, et ils foudroyaient à bout portant les soldats trébuchant dans les morts et les blessés et empêtrés dans l’escarpement. Cette barricade, construite comme elle l’était et admirablement contrebutée, était vraiment une de ces situations où une poignée d’hommes tient en échec une légion. Cependant, toujours recrutée et grossissant sous la pluie de balles, la colonne d’attaque se rapprochait inexorablement, et maintenant, peu à peu, pas à pas, mais avec certitude, l’amenée serrait la barricade comme la vis le pressoir.
Les assauts se succédèrent. L’horreur alla grandissant.
Alors éclata, sur ce tas de pavés, dans cette rue de la Chanvrerie, une lutte digne d’une muraille de Troie. Ces hommes hâves, déguenillés, épuisés, qui n’avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures, qui n’avaient pas dormi, qui n’avaient plus que quelques coups à tirer, qui tâtaient leurs poches vides de cartouches, presque tous blessés, la tête ou le bras bandé d’un linge rouillé et noirâtre, ayant dans leurs habits des trous d’où le sang coulait, à peine armés de mauvais fusils et de vieux sabres ébréchés, devinrent des Titans. La barricade fut dix fois abordée, assaillie, escaladée, et jamais prise.
Pour se faire une idée de cette lutte, il faudrait se figurer le feu mis à un tas de courages terribles, et qu’on regarde l’incendie. Ce n’était pas un combat, c’était le dedans d’une fournaise; les bouches y respiraient de la flamme; les visages y étaient extraordinaires, la forme humaine y semblait impossible, les combattants y flamboyaient, et c’était formidable de voir aller et venir dans cette fumée rouge ces salamandres de la mêlée. Les scènes successives et simultanées de cette tuerie grandiose, nous renonçons à les peindre. L’épopée seule a le droit de remplir douze mille vers avec une bataille.
On eût dit cet enfer du brahmanisme, le plus redoutable des dix-sept abîmes, que le Véda appelle la Forêt des Épées.
On se battait corps à corps [31], pied à pied, à coups de pistolet, à coups de sabre, à coups de poing, de loin, de près, d’en haut, d’en bas, de partout, des toits de la maison, des fenêtres du cabaret, des soupiraux des caves où quelques-uns s’étaient glissés. Ils étaient un contre soixante. La façade de Corinthe, à demi démolie, était hideuse. La fenêtre, tatouée de mitraille, avait perdu vitres et châssis, et n’était plus qu’un trou informe, tumultueusement bouché avec des pavés. Bossuet fut tué; Feuilly fut tué; Courfeyrac fut tué; Joly fut tué; Combeferre, traversé de trois coups de bayonnette dans la poitrine au moment où il relevait un soldat blessé, n’eut que le temps de regarder le ciel, et expira.
Marius, toujours combattant, était si criblé de blessures, particulièrement à la tête, que son visage disparaissait dans le sang et qu’on eût dit qu’il avait la face couverte d’un mouchoir rouge.
Enjolras seul n’était pas atteint. Quand il n’avait plus d’arme, il tendait la main à droite ou à gauche et un insurgé lui mettait une lame quelconque au poing. Il n’avait plus qu’un tronçon de quatre épées; une de plus que François Ier à Marignan.
Homère dit [32]: «Diomède égorge Axyle, fils de Teuthranis, qui habitait l’heureuse Arisba; Euryale, fils de Mécistée, extermine Drésos, et Opheltios, Ésèpe, et ce Pédasus que la naïade Abarbarée conçut de l’irréprochable Boucolion; Ulysse renverse Pidyte de Percose; Antiloque, Ablère; Polypætès, Astyale; Polydamas, Otos de Cyllène, et Teucer, Arétaon. Méganthios meurt sous les coups de pique d’Euripyle. Agamemnon, roi des héros, terrasse Élatos né dans la ville escarpée que baigne le sonore fleuve Satnoïs.» Dans nos vieux poèmes de gestes, Esplandian attaque avec une bisaiguë de feu le marquis géant Swantibore, lequel se défend en lapidant le chevalier avec des tours qu’il déracine. Nos anciennes fresques murales nous montrent les deux ducs de Bretagne et de Bourbon, armés, armoriés et timbrés en guerre, à cheval, et s’abordant, la hache d’armes à la main, masqués de fer, bottés de fer, gantés de fer, l’un caparaçonné d’hermine, l’autre drapé d’azur; Bretagne avec son lion entre les deux cornes de sa couronne, Bourbon casqué d’une monstrueuse fleur de lys à visière. Mais pour être superbe, il n’est pas nécessaire de porter, comme Yvon, le morion ducal, d’avoir au poing, comme Esplandian, une flamme vivante, ou, comme Phylès, père de Polydamas, d’avoir rapporté d’Éphyre une bonne armure, présent du roi des hommes Euphète; il suffit de donner sa vie pour une conviction ou pour une loyauté. Ce petit soldat naïf, hier paysan de la Beauce ou du Limousin, qui rôde, le coupe-chou au côté, autour des bonnes d’enfants dans le Luxembourg, ce jeune étudiant pâle penché sur une pièce d’anatomie ou sur un livre, blond adolescent qui fait sa barbe avec des ciseaux, prenez-les tous les deux, soufflez-leur un souffle de devoir, mettez-les en face l’un de l’autre dans le carrefour Boucherat ou dans le cul-de-sac Planche-Mibray, et que l’un combatte pour son drapeau, et que l’autre combatte pour son idéal, et qu’ils s’imaginent tous les deux combattre pour la patrie; la lutte sera colossale; et l’ombre que feront, dans le grand champ épique où se débat l’humanité, ce pioupiou et ce carabin aux prises, égalera l’ombre que jette Mégaryon, roi de la Lycie pleine de tigres, étreignant corps à corps l’immense Ajax, égal aux dieux.
Chapitre XXII Pied à pied
Quand il n’y eut plus de chefs vivants qu’Enjolras et Marius aux deux extrémités de la barricade, le centre, qu’avaient si longtemps soutenu Courfeyrac, Joly, Bossuet, Feuilly et Combeferre, plia. Le canon, sans faire de brèche praticable, avait assez largement échancré le milieu de la redoute; là, le sommet de la muraille avait disparu sous le boulet, et s’était écroulé; et les débris, qui étaient tombés, tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur, avaient fini, en s’amoncelant, par faire, des deux côtés du barrage, deux espèces de talus, l’un au dedans, l’autre au dehors. Le talus extérieur offrait à l’abordage un plan incliné.
Un suprême assaut y fut tenté et cet assaut réussit. La masse hérissée de bayonnettes et lancée au pas gymnastique arriva irrésistible, et l’épais front de bataille de la colonne d’attaque apparut dans la fumée au haut de l’escarpement. Cette fois c’était fini. Le groupe d’insurgés qui défendait le centre recula pêle-mêle.
Alors le sombre amour de la vie se réveilla chez quelques-uns. Couchés en joue par cette forêt de fusils, plusieurs ne voulurent plus mourir. C’est là une minute où l’instinct de la conservation pousse des hurlements et où la bête reparaît dans l’homme. Ils étaient acculés à la haute maison à six étages qui faisait le fond de la redoute. Cette maison pouvait être le salut. Cette maison était barricadée et comme murée du haut en bas. Avant que la troupe de ligne fût dans l’intérieur de la redoute, une porte avait le temps de s’ouvrir et de se fermer, la durée d’un éclair suffisait pour cela, et la porte de cette maison, entre-bâillée brusquement et refermée tout de suite, pour ces désespérés c’était la vie. En arrière de cette maison, il y avait les rues, la fuite possible, l’espace. Ils se mirent à frapper contre cette porte à coups de crosse et à coups de pied, appelant, criant, suppliant, joignant les mains. Personne n’ouvrit. De la lucarne du troisième étage, la tête morte les regardait.
Mais Enjolras et Marius, et sept ou huit ralliés autour d’eux, s’étaient élancés et les protégeaient. Enjolras avait crié aux soldats: N’avancez pas! et un officier n’ayant pas obéi, Enjolras avait tué l’officier. Il était maintenant dans la petite cour intérieure de la redoute, adossé à la maison de Corinthe, l’épée d’une main, la carabine de l’autre, tenant ouverte la porte du cabaret qu’il barrait aux assaillants. Il cria aux désespérés: – il n’y a qu’une porte ouverte. Celle-ci. – Et, les couvrant de son corps, faisant à lui seul face à un bataillon, il les fit passer derrière lui. Tous s’y précipitèrent. Enjolras, exécutant avec sa carabine, dont il se servait maintenant comme d’une canne, ce que les bâtonnistes appellent la rose couverte, rabattit les bayonnettes autour de lui et devant lui, et entra le dernier; et il y eut un instant horrible, les soldats voulant pénétrer, les insurgés voulant fermer. La porte fut close avec une telle violence qu’en se remboîtant dans son cadre, elle laissa voir coupés et collés à son chambranle les cinq doigts d’un soldat qui s’y était cramponné.