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Que fait-on de cet or fumier? On le balaye à l’abîme.

On expédie à grands frais des convois de navires afin de récolter au pôle austral la fiente des pétrels et des pingouins, et l’incalculable élément d’opulence qu’on a sous la main, on l’envoie à la mer. Tout l’engrais humain et animal que le monde perd, rendu à la terre au lieu d’être jeté à l’eau, suffirait à nourrir le monde.

Ces tas d’ordures du coin des bornes, ces tombereaux de boue cahotés la nuit dans les rues, ces affreux tonneaux de la voirie, ces fétides écoulements de fange souterraine que le pavé vous cache, savez-vous ce que c’est? C’est de la prairie en fleur, c’est de l’herbe verte, c’est du serpolet et du thym et de la sauge, c’est du gibier, c’est du bétail, c’est le mugissement satisfait des grands bœufs le soir, c’est du foin parfumé, c’est du blé doré, c’est du pain sur votre table, c’est du sang chaud dans vos veines, c’est de la santé, c’est de la joie, c’est de la vie. Ainsi le veut cette création mystérieuse qui est la transformation sur la terre et la transfiguration dans le ciel.

Rendez cela au grand creuset; votre abondance en sortira. La nutrition des plaines fait la nourriture des hommes.

Vous êtes maîtres de perdre cette richesse, et de me trouver ridicule par-dessus le marché. Ce sera là le chef-d’œuvre de votre ignorance.

La statistique a calculé que la France à elle seule fait tous les ans à l’Atlantique par la bouche de ses rivières un versement d’un demi-milliard. Notez ceci: avec ces cinq cents millions on payerait le quart des dépenses du budget. L’habileté de l’homme est telle qu’il aime mieux se débarrasser de ces cinq cents millions dans le ruisseau. C’est la substance même du peuple qu’emportent, ici goutte à goutte, là à flots, le misérable vomissement de nos égouts dans les fleuves et le gigantesque vomissement de nos fleuves dans l’océan. Chaque hoquet de nos cloaques nous coûte mille francs. À cela deux résultats: la terre appauvrie et l’eau empestée. La faim sortant du sillon et la maladie sortant du fleuve.

Il est notoire, par exemple, qu’à cette heure, la Tamise empoisonne Londres [38].

Pour ce qui est de Paris, on a dû, dans ces derniers temps, transporter la plupart des embouchures d’égouts en aval au-dessous du dernier pont.

Un double appareil tubulaire, pourvu de soupapes et d’écluses de chasse, aspirant et refoulant, un système de drainage élémentaire, simple comme le poumon de l’homme, et qui est déjà en pleine fonction dans plusieurs communes d’Angleterre, suffirait pour amener dans nos villes l’eau pure des champs et pour renvoyer dans nos champs l’eau riche des villes, et ce facile va-et-vient, le plus simple du monde, retiendrait chez nous les cinq cents millions jetés dehors. On pense à autre chose.

Le procédé actuel fait le mal en voulant faire le bien. L’intention est bonne, le résultat est triste. On croit expurger la ville, on étiole la population. Un égout est un malentendu. Quand partout le drainage, avec sa fonction double, restituant ce qu’il prend, aura remplacé l’égout, simple lavage appauvrissant, alors, ceci étant combiné avec les données d’une économie sociale nouvelle, le produit de la terre sera décuplé, et le problème de la misère sera singulièrement atténué. Ajoutez la suppression des parasitismes, il sera résolu [39].

En attendant, la richesse publique s’en va à la rivière, et le coulage a lieu. Coulage est le mot. L’Europe se ruine de la sorte par épuisement.

Quant à la France, nous venons de dire son chiffre. Or, Paris contenant le vingt-cinquième de la population française totale, et le guano parisien étant le plus riche de tous, on reste au-dessous de la vérité en évaluant à vingt-cinq millions la part de perte de Paris dans le demi-milliard que la France refuse annuellement. Ces vingt-cinq millions, employés en assistance et en jouissance, doubleraient la splendeur de Paris. La ville les dépense en cloaques. De sorte qu’on peut dire que la grande prodigalité de Paris, sa fête merveilleuse, sa Folie-Beaujon [40], son orgie, son ruissellement d’or à pleines mains, son faste, son luxe, sa magnificence, c’est son égout.

C’est de cette façon que, dans la cécité d’une mauvaise économie politique, on noie et on laisse aller à vau-l’eau et se perdre dans les gouffres le bien-être de tous. Il devrait y avoir des filets de Saint-Cloud pour la fortune publique.

Économiquement, le fait peut se résumer ainsi: Paris panier percé.

Paris, cette cité modèle, ce patron des capitales bien faites dont chaque peuple tâche d’avoir une copie, cette métropole de l’idéal, cette patrie auguste de l’initiative, de l’impulsion et de l’essai, ce centre et ce lieu des esprits, cette ville nation, cette ruche de l’avenir, ce composé merveilleux de Babylone et de Corinthe, ferait, au point de vue que nous venons de signaler, hausser les épaules à un paysan du Fo-Kian.

Imitez Paris, vous vous ruinerez.

Au reste, particulièrement en ce gaspillage immémorial et insensé, Paris lui-même imite.

Ces surprenantes inepties ne sont pas nouvelles; ce n’est point là de la sottise jeune. Les anciens agissaient comme les modernes. «Les cloaques de Rome, dit Liebig, ont absorbé tout le bien-être du paysan romain.» Quand la campagne de Rome fut ruinée par l’égout romain, Rome épuisa l’Italie, et quand elle eut mis l’Italie dans son cloaque, elle y versa la Sicile, puis la Sardaigne, puis l’Afrique. L’égout de Rome a engouffré le monde. Ce cloaque offrait son engloutissement à la cité et à l’univers. Urbi et orbi [41]. Ville éternelle, égout insondable.

Pour ces choses-là comme pour d’autres, Rome donne l’exemple.

Cet exemple, Paris le suit, avec toute la bêtise propre aux villes d’esprit.

Pour les besoins de l’opération sur laquelle nous venons de nous expliquer, Paris a sous lui un autre Paris; un Paris d’égouts; lequel a ses rues, ses carrefours, ses places, ses impasses, ses artères, et sa circulation, qui est de la fange, avec la forme humaine de moins.

Car il ne faut rien flatter, pas même un grand peuple; là où il y a tout, il y a l’ignominie à côté de la sublimité; et, si Paris contient Athènes, la ville de lumière, Tyr, la ville de puissance, Sparte, la ville de vertu, Ninive, la ville de prodige, il contient aussi Lutèce, la ville de boue [42].

D’ailleurs le cachet de sa puissance est là aussi, et la titanique sentine de Paris réalise, parmi les monuments, cet idéal étrange réalisé dans l’humanité par quelques hommes tels que Machiavel, Bacon et Mirabeau, le grandiose abject.

Le sous-sol de Paris, si l’œil pouvait en pénétrer la surface, présenterait l’aspect d’un madrépore colossal. Une éponge n’a guère plus de pertuis et de couloirs que la motte de terre de six lieues de tour sur laquelle repose l’antique grande ville. Sans parler des catacombes, qui sont une cave à part, sans parler de l’inextricable treillis des conduits du gaz, sans compter le vaste système tubulaire de la distribution d’eau vive qui aboutit aux bornes-fontaines, les égouts à eux seuls font sous les deux rives un prodigieux réseau ténébreux; labyrinthe qui a pour fil sa pente.

Là apparaît, dans la brume humide, le rat, qui semble le produit de l’accouchement de Paris.

Chapitre II L’histoire ancienne de l’égout

Qu’on s’imagine Paris ôté comme un couvercle, le réseau souterrain des égouts, vu à vol d’oiseau [43], dessinera sur les deux rives une espèce de grosse branche greffée au fleuve. Sur la rive droite l’égout de ceinture sera le tronc de cette branche, les conduits secondaires seront les rameaux et les impasses seront les ramuscules.

Cette figure n’est que sommaire et à demi exacte, l’angle droit, qui est l’angle habituel de ce genre de ramifications souterraines, étant très rare dans la végétation.

On se fera une image plus ressemblante de cet étrange plan géométral en supposant qu’on voie à plat sur un fond de ténèbres quelque bizarre alphabet d’orient brouillé comme un fouillis, et dont les lettres difformes seraient soudées les unes aux autres, dans un pêle-mêle apparent et comme au hasard, tantôt par leurs angles, tantôt par leurs extrémités.

Les sentines et les égouts jouaient un grand rôle au Moyen-Âge, au Bas-Empire et dans ce vieil Orient. La peste y naissait, les despotes y mouraient. Les multitudes regardaient presque avec une crainte religieuse ces lits de pourriture, monstrueux berceaux de la Mort. La fosse aux vermines de Bénarès n’est pas moins vertigineuse que la fosse aux lions de Babylone. Téglath-Phalasar, au dire des livres rabbiniques, jurait par la sentine de Ninive, C’est de l’égout de Munster que Jean de Leyde faisait sortir sa fausse lune, et c’est du puits-cloaque de Kekhscheb que son ménechme [44] oriental, Mokannâ, le prophète voilé du Khorassan, faisait sortir son faux soleil.

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[38] C'est du moins ce que pensait V. Hugo écrivant, le 21 juillet 1859, à sa fille Adèle qui prolongeait avec sa mère son séjour à Londres: «On me dit de tous côtés que la Tamise empeste et empoisonne Londres en été. Les journaux sont pleins de détails hideux sur le curage qu'on a été obligé d'interrompre. Dépêchez-vous donc de sortir de ce typhus!» Cité par H. Guillemin, L'Engloutie, Le Seuil, 1985, p. 59. Il faut tenir compte, pour apprécier tout ceci, que nous sommes à la grande époque des théories de la contagion aérienne et de l'hygiène respiratoire: fenêtres ouvertes et «bon air».

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[39] Gauvain développera cette idée dans Quatrevingt-treize: «Supprimez les parasitismes; le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. […] Ensuite, tirez parti de vos richesses; vous jetez l'engrais à l'égout, jetez-le au sillon.»

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[40] Entrevue «en l'année 1817», voir I, 3, 4 et la note 45.

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[41] La grande bénédiction papale commence par ces termes, traduits à la phrase précédente.

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[42] Selon l'étymologie courante, Lutèce vient de lutum, boue. Hugo avait déjà noté cette étymologie dans un fragment non daté (entre 1834 et 1839): «L'Urbs des temps modernes […] s'appelle Lutétia, ce qui vient de Lutus, boue, et elle s'appelle Parisis, ce qui vient d'lsis, la mystérieuse déesse de la Vérité. Ainsi vingt siècles ont amené la double idée, la souillure et le rayonnement […] à se résoudre en cette chose hideuse et splendide, prostituée et sainte, que nous nommons Paris.» (éd. J. Massin, t V, p. 978.)

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[43] Voir IV, 13, 1, Paris à vol de hibou, et la note 187.

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[44] Personne qui présente une ressemblance frappante avec une autre.