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Le tas de déblais faisait au bord de l’eau une sorte d’éminence qui se prolongeait en promontoire jusqu’à la muraille du quai.

L’homme suivi arriva à cette petite colline et la doubla, de sorte qu’il cessa d’être aperçu par l’autre.

Celui-ci, ne voyant pas, n’était pas vu; il en profita pour abandonner toute dissimulation et pour marcher très rapidement. En quelques instants il fut au monceau de déblais et le tourna. Là, il s’arrêta stupéfait. L’homme qu’il chassait n’était plus là.

Éclipse totale de l’homme en blouse.

La berge n’avait guère à partir du monceau de déblais qu’une longueur d’une trentaine de pas, puis elle plongeait sous l’eau qui venait battre le mur du quai.

Le fuyard n’aurait pu se jeter à la Seine ni escalader le quai sans être vu par celui qui le suivait. Qu’était-il devenu?

L’homme à la redingote boutonnée marcha jusqu’à l’extrémité de la berge, et y resta un moment pensif, les poings convulsifs, l’œil furetant. Tout à coup il se frappa le front. Il venait d’apercevoir, au point où finissait la terre et où l’eau commençait, une grille de fer large et basse, cintrée, garnie d’une épaisse serrure et de trois gonds massifs. Cette grille, sorte de porte percée au bas du quai, s’ouvrait sur la rivière autant que sur la berge. Un ruisseau noirâtre passait dessous. Ce ruisseau se dégorgeait dans la Seine.

Au delà de ses lourds barreaux rouillés on distinguait une sorte de corridor voûté et obscur.

L’homme croisa les bras et regarda la grille d’un air de reproche.

Ce regard ne suffisant pas, il essaya de la pousser; il la secoua, elle résista solidement. Il était probable qu’elle venait d’être ouverte, quoiqu’on n’eût entendu aucun bruit, chose singulière d’une grille si rouillée; mais il était certain qu’elle avait été refermée. Cela indiquait que celui devant qui cette porte venait de tourner avait non un crochet, mais une clef.

Cette évidence éclata tout de suite à l’esprit de l’homme qui s’efforçait d’ébranler la grille et lui arracha cet épiphonème indigné:

– Voilà qui est fort! une clef du gouvernement!

Puis, se calmant immédiatement, il exprima tout un monde d’idées intérieures par cette bouffée de monosyllabes accentués presque ironiquement:

– Tiens! tiens! tiens! tiens!

Cela dit, espérant on ne sait quoi, ou voir ressortir l’homme, ou en voir entrer d’autres, il se posta aux aguets derrière le tas de déblais, avec la rage patiente du chien d’arrêt.

De son côté, le fiacre, qui se réglait sur toutes ses allures, avait fait halte au-dessus de lui près du parapet. Le cocher, prévoyant une longue station, emboîta le museau de ses chevaux dans le sac d’avoine humide en bas, si connu des Parisiens, auxquels les gouvernements, soit dit par parenthèse, le mettent quelquefois. Les rares passants du pont d’Iéna, avant de s’éloigner, tournaient la tête pour regarder un moment ces deux détails du paysage immobiles, l’homme sur la berge, le fiacre sur le quai.

Chapitre IV Lui aussi porte sa croix

Jean Valjean avait repris sa marche et ne s’était plus arrêté. Cette marche était de plus en plus laborieuse. Le niveau de ces voûtes varie; la hauteur moyenne est d’environ cinq pieds six pouces, et a été calculée pour la taille d’un homme; Jean Valjean était forcé de se courber pour ne pas heurter Marius à la voûte; il fallait à chaque instant se baisser, puis se redresser, tâter sans cesse le mur. La moiteur des pierres et la viscosité du radier en faisaient de mauvais points d’appui, soit pour la main, soit pour le pied. Il trébuchait dans le hideux fumier de la ville. Les reflets intermittents des soupiraux n’apparaissaient qu’à de très longs intervalles, et si blêmes que le plein soleil y semblait clair de lune; tout le reste était brouillard, miasme, opacité, noirceur. Jean Valjean avait faim et soif; soif surtout; et c’est là, comme la mer, un lieu plein d’eau où l’on ne peut boire.

Sa force, qui était prodigieuse, on le sait, et fort peu diminuée par l’âge, grâce à sa vie chaste et sobre, commençait pourtant à fléchir. La fatigue lui venait, et la force en décroissant faisait croître le poids du fardeau. Marius, mort peut-être, pesait comme pèsent les corps inertes. Jean Valjean le soutenait de façon que la poitrine ne fût pas gênée et que la respiration pût toujours passer le mieux possible. Il sentait entre ses jambes le glissement rapide des rats. Un d’eux fut effaré au point de le mordre. Il lui venait de temps en temps par les bavettes des bouches de l’égout un souffle d’air frais qui le ranimait.

Il pouvait être trois heures de l’après-midi quand il arriva à l’égout de ceinture.

Il fut d’abord étonné de cet élargissement subit. Il se trouva brusquement dans une galerie dont ses mains étendues n’atteignaient point les deux murs et sous une voûte que sa tête ne touchait pas. Le Grand Égout en effet a huit pieds de large sur sept de haut.

Au point où l’égout Montmartre rejoint le Grand Égout, deux autres galeries souterraines, celle de la rue de Provence et celle de l’Abattoir, viennent faire un carrefour. Entre ces quatre voies, un moins sagace eût été indécis. Jean Valjean prit la plus large, c’est-à-dire l’égout de ceinture. Mais ici revenait la question: descendre, ou monter? Il pensa que la situation pressait, et qu’il fallait, à tout risque, gagner maintenant la Seine. En d’autres termes, descendre. Il tourna à gauche.

Bien lui en prit. Car ce serait une erreur de croire que l’égout de ceinture a deux issues, l’une vers Bercy, l’autre vers Passy, et qu’il est, comme l’indique son nom, la ceinture souterraine du Paris de la rive droite. Le Grand Égout, qui n’est, il faut s’en souvenir, autre chose que l’ancien ruisseau Ménilmontant, aboutit, si on le remonte, à un cul-de-sac, c’est-à-dire à son ancien point de départ, qui fut sa source, au pied de la butte Ménilmontant. Il n’a point de communication directe avec le branchement qui ramasse les eaux de Paris à partir du quartier Popincourt, et qui se jette dans la Seine par l’égout Amelot au-dessus de l’ancienne île Louviers. Ce branchement, qui complète l’égout collecteur, en est séparé, sous la rue Ménilmontant même, par un massif qui marque le point de partage des eaux en amont et en aval. Si Jean Valjean eût remonté la galerie, il fût arrivé, après mille efforts, épuisé de fatigue, expirant, dans les ténèbres, à une muraille. Il était perdu.

À la rigueur, en revenant un peu sur ses pas, en s’engageant dans le couloir des Filles-du-Calvaire, à la condition de ne pas hésiter à la patte d’oie souterraine du carrefour Boucherat, en prenant le corridor Saint-Louis, puis, à gauche, le boyau Saint-Gilles, puis en tournant à droite et en évitant la galerie Saint-Sébastien, il eût pu gagner l’égout Amelot, et de là, pourvu qu’il ne s’égarât point dans l’espèce d’F qui est sous la Bastille, atteindre l’issue sur la Seine près de l’Arsenal. Mais, pour cela, il eût fallu connaître à fond, et dans toutes ses ramifications et dans toutes ses percées, l’énorme madrépore de l’égout. Or, nous devons y insister, il ne savait rien de cette voirie effrayante où il cheminait; et, si on lui eût demandé dans quoi il était, il eût répondu: dans de la nuit.

Son instinct le servit bien. Descendre, c’était en effet le salut possible.

Il laissa à sa droite les deux couloirs qui se ramifient en forme de griffe sous la rue Laffitte et la rue Saint-Georges et le long corridor bifurqué de la chaussée d’Antin.

Un peu au-delà d’un affluent qui était vraisemblablement le branchement de la Madeleine, il fit halte. Il était très las. Un soupirail assez large, probablement le regard de la rue d’Anjou, donnait une lumière presque vive. Jean Valjean, avec la douceur de mouvements qu’aurait un frère pour son frère blessé, déposa Marius sur la banquette de l’égout. La face sanglante de Marius apparut sous la lueur blanche du soupirail comme au fond d’une tombe. Il avait les yeux fermés, les cheveux appliqués aux tempes comme des pinceaux séchés dans de la couleur rouge, les mains pendantes et mortes, les membres froids, du sang coagulé au coin des lèvres. Un caillot de sang s’était amassé dans le nœud de la cravate; la chemise entrait dans les plaies, le drap de l’habit frottait les coupures béantes de la chair vive. Jean Valjean, écartant du bout des doigts les vêtements, lui posa la main sur la poitrine; le cœur battait encore. Jean Valjean déchira sa chemise, banda les plaies le mieux qu’il put et arrêta le sang qui coulait; puis, se penchant dans ce demi-jour sur Marius toujours sans connaissance et presque sans souffle, il le regarda avec une inexprimable haine.

En dérangeant les vêtements de Marius, il avait trouvé dans les poches deux choses, le pain qui y était oublié depuis la veille, et le portefeuille de Marius. Il mangea le pain et ouvrit le portefeuille. Sur la première page, il trouva les quatre lignes écrites par Marius. On s’en souvient:

«Je m’appelle Marius Pontmercy. Porter mon cadavre chez mon grand-père M. Gillenormand, rue des Filles-du-Calvaire, no 6, au Marais.»