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À l’entrée de la rue de l’Homme-Armé, le fiacre s’arrêta, cette rue étant trop étroite pour que les voitures puissent y pénétrer. Javert et Jean Valjean descendirent.

Le cocher représenta humblement à «monsieur l’inspecteur» que le velours d’Utrecht de sa voiture était tout taché par le sang de l’homme assassiné et par la boue de l’assassin. C’était là ce qu’il avait compris. Il ajouta qu’une indemnité lui était due. En même temps, tirant de sa poche son livret, il pria monsieur l’inspecteur d’avoir la bonté de lui écrire dessus «un petit bout d’attestation comme quoi».

Javert repoussa le livret que lui tendait le cocher, et dit:

– Combien te faut-il, y compris ta station et la course?

– Il y a sept heures et quart, répondit le cocher, et mon velours était tout neuf. Quatre-vingts francs, monsieur l’inspecteur.

Javert tira de sa poche quatre napoléons et congédia le fiacre.

Jean Valjean pensa que l’intention de Javert était de le conduire à pied au poste des Blancs-Manteaux ou au poste des Archives, qui sont tout près.

Ils s’engagèrent dans la rue. Elle était, comme d’habitude, déserte. Javert suivait Jean Valjean. Ils arrivèrent au numéro 7. Jean Valjean frappa. La porte s’ouvrit.

– C’est bien, dit Javert. Montez.

Il ajouta avec une expression étrange et comme s’il faisait effort en parlant de la sorte:

– Je vous attends ici.

Jean Valjean regarda Javert. Cette façon de faire était peu dans les habitudes de Javert. Cependant, que Javert eût maintenant en lui une sorte de confiance hautaine, la confiance du chat qui accorde à la souris une liberté de la longueur de sa griffe, résolu qu’était Jean Valjean à se livrer et à en finir, cela ne pouvait le surprendre beaucoup. Il poussa la porte, entra dans la maison, cria au portier qui était couché et qui avait tiré le cordon de son lit: C’est moi! et monta l’escalier.

Parvenu au premier étage, il fit une pause. Toutes les voies douloureuses ont des stations. La fenêtre du palier, qui était une fenêtre-guillotine, était ouverte. Comme dans beaucoup d’anciennes maisons, l’escalier prenait jour et avait vue sur la rue. Le réverbère de la rue, situé précisément en face, jetait quelque lumière sur les marches, ce qui faisait une économie d’éclairage.

Jean Valjean, soit pour respirer, soit machinalement, mit la tête à cette fenêtre. Il se pencha sur la rue. Elle est courte et le réverbère l’éclairait d’un bout à l’autre. Jean Valjean eut un éblouissement de stupeur; il n’y avait plus personne.

Javert s’en était allé.

Chapitre XII L’aïeul

Basque et le portier avaient transporté dans le salon Marius toujours étendu sans mouvement sur le canapé où on l’avait déposé en arrivant. Le médecin, qu’on avait été chercher, était accouru. La tante Gillenormand s’était levée.

La tante Gillenormand allait et venait, épouvantée, joignant les mains, et incapable de faire autre chose que de dire: Est-il Dieu possible! Elle ajoutait par moments: Tout va être confondu de sang! Quand la première horreur fut passée, une certaine philosophie de la situation se fit jour jusqu’à son esprit et se traduisit par cette exclamation: Cela devait finir comme ça! Elle n’alla point jusqu’au: Je l’avais bien dit! qui est d’usage dans les occasions de ce genre.

Sur l’ordre du médecin, un lit de sangle avait été dressé près du canapé. Le médecin examina Marius et, après avoir constaté que le pouls persistait, que le blessé n’avait à la poitrine aucune plaie pénétrante, et que le sang du coin des lèvres venait des fosses nasales, il le fit poser à plat sur le lit, sans oreiller, la tête sur le même plan que le corps, et même un peu plus basse, le buste nu, afin de faciliter la respiration. Mademoiselle Gillenormand, voyant qu’on déshabillait Marius, se retira. Elle se mit à dire son chapelet dans sa chambre.

Le torse n’était atteint d’aucune lésion intérieure; une balle, amortie par le portefeuille, avait dévié et fait le tour des côtes avec une déchirure hideuse, mais sans profondeur, et par conséquent sans danger. La longue marche souterraine avait achevé la dislocation de la clavicule cassée, et il y avait là de sérieux désordres. Les bras étaient sabrés. Aucune balafre ne défigurait le visage; la tête pourtant était comme couverte de hachures; que deviendraient ces blessures à la tête? s’arrêtaient-elles au cuir chevelu? entamaient-elles le crâne? On ne pouvait le dire encore. Un symptôme grave, c’est qu’elles avaient causé l’évanouissement, et l’on ne se réveille pas toujours de ces évanouissements-là. L’hémorragie, en outre, avait épuisé le blessé. À partir de la ceinture, le bas du corps avait été protégé par la barricade.

Basque et Nicolette déchiraient des linges et préparaient des bandes; Nicolette les cousait, Basque les roulait. La charpie manquant, le médecin avait provisoirement arrêté le sang des plaies avec des galettes d’ouate. À côté du lit, trois bougies brûlaient sur une table où la trousse de chirurgie était étalée. Le médecin lava le visage et les cheveux de Marius avec de l’eau froide. Un seau plein fut rouge en un instant. Le portier, sa chandelle à la main, éclairait.

Le médecin semblait songer tristement. De temps en temps, il faisait un signe de tête négatif, comme s’il répondait à quelque question qu’il s’adressait intérieurement. Mauvais signe pour le malade, ces mystérieux dialogues du médecin avec lui-même.

Au moment où le médecin essuyait la face et touchait légèrement du doigt les paupières toujours fermées, une porte s’ouvrit au fond du salon, et une longue figure pâle apparut.

C’était le grand-père.

L’émeute, depuis deux jours, avait fort agité, indigné et préoccupé M. Gillenormand. Il n’avait pu dormir la nuit précédente, et il avait eu la fièvre toute la journée. Le soir, il s’était couché de très bonne heure, recommandant qu’on verrouillât tout dans la maison, et, de fatigue, il s’était assoupi.

Les vieillards ont le sommeil fragile; la chambre de M. Gillenormand était contiguë au salon, et, quelques précautions qu’on eût prises, le bruit l’avait réveillé. Surpris de la fente de lumière qu’il voyait à sa porte, il était sorti de son lit et était venu à tâtons.

Il était sur le seuil, une main sur le bec-de-cane de la porte entre-bâillée, la tête un peu penchée en avant, et branlante, le corps serré dans une robe de chambre blanche, droite et sans plis comme un suaire, étonné; et il avait l’air d’un fantôme qui regarde dans un tombeau.

Il aperçut le lit, et sur le matelas ce jeune homme sanglant, blanc d’une blancheur de cire, les yeux fermés, la bouche ouverte, les lèvres blêmes, nu jusqu’à la ceinture, tailladé partout de plaies vermeilles, immobile, vivement éclairé.

L’aïeul eut de la tête aux pieds tout le frisson que peuvent avoir des membres ossifiés, ses yeux dont la cornée était jaune à cause du grand âge se voilèrent d’une sorte de miroitement vitreux, toute sa face prit en un instant les angles terreux d’une tête de squelette, ses bras tombèrent pendants comme si un ressort s’y fût brisé, et sa stupeur se traduisit par l’écartement des doigts de ses deux vieilles mains toutes tremblantes, ses genoux firent un angle en avant, laissant voir par l’ouverture de la robe de chambre ses pauvres jambes nues hérissées de poils blancs, et il murmura:

– Marius!

– Monsieur, dit Basque, on vient de rapporter monsieur. Il est allé à la barricade, et…

– Il est mort! cria le vieillard d’une voix terrible. Ah! le brigand!

Alors une sorte de transfiguration sépulcrale redressa ce centenaire droit comme un jeune homme.

– Monsieur, dit-il, c’est vous le médecin. Commencez par me dire une chose. Il est mort, n’est-ce pas?

Le médecin, au comble de l’anxiété, garda le silence.

M. Gillenormand se tordit les mains avec un éclat de rire effrayant.

– Il est mort! il est mort! Il s’est fait tuer aux barricades! en haine de moi! C’est contre moi qu’il a fait ça! Ah! buveur de sang! c’est comme cela qu’il me revient! Misère de ma vie, il est mort!

Il alla à la fenêtre, l’ouvrit toute grande comme s’il étouffait, et, debout devant l’ombre, il se mit à parler dans la rue à la nuit:

– Percé, sabré, égorgé, exterminé, déchiqueté, coupé en morceaux! voyez-vous ça, le gueux! Il savait bien que je l’attendais, et que je lui avais fait arranger sa chambre, et que j’avais mis au chevet de mon lit son portrait du temps qu’il était petit enfant! Il savait bien qu’il n’avait qu’à revenir, et que depuis des ans je le rappelais, et que je restais le soir au coin de mon feu les mains sur mes genoux ne sachant que faire, et que j’en étais imbécile! Tu savais bien cela, que tu n’avais qu’à rentrer, et qu’à dire: C’est moi, et que tu serais le maître de la maison, et que je t’obéirais, et que tu ferais tout ce que tu voudrais de ta vieille ganache de grand-père! Tu le savais bien, et tu as dit: Non, c’est un royaliste, je n’irai pas! Et tu es allé aux barricades, et tu t’es fait tuer par méchanceté! pour te venger de ce que je t’avais dit au sujet de monsieur le duc de Berry [58]! C’est ça qui est infâme! Couchez-vous donc et dormez donc tranquillement! Il est mort. Voilà mon réveil.

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[58] Ce fut dit en IV, 8, 7 – voir aussi la note 133.