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Quelle détermination prit-il? Quelle fut, au dedans de lui-même, sa réponse définitive à l’incorruptible interrogatoire de la fatalité? Quelle porte se décida-t-il à ouvrir? Quel côté de sa vie prit-il le parti de fermer et de condamner? Entre tous ces escarpements insondables qui l’entouraient, quel fut son choix? Quelle extrémité accepta-t-il? Auquel de ces gouffres fit-il un signe de tête?

Sa rêverie vertigineuse dura toute la nuit.

Il resta là jusqu’au jour, dans la même attitude, ployé en deux sur ce lit, prosterné sous l’énormité du sort, écrasé peut-être, hélas! les poings crispés, les bras étendus à angle droit comme un crucifié décloué qu’on aurait jeté la face contre terre. Il demeura douze heures, les douze heures d’une longue nuit d’hiver, glacé, sans relever la tête et sans prononcer une parole. Il était immobile comme un cadavre, pendant que sa pensée se roulait à terre et s’envolait, tantôt comme l’hydre, tantôt comme l’aigle. À le voir ainsi sans mouvement on eût dit un mort; tout à coup il tressaillait convulsivement et sa bouche, collée aux vêtements de Cosette, les baisait [102]; alors on voyait qu’il vivait.

Qui? on? puisque Jean Valjean était seul et qu’il n’y avait personne là?

Le On qui est dans les ténèbres.

Livre septième – La dernière gorgée du calice [103]

Chapitre I Le septième cercle [104] et le huitième ciel

Les lendemains de noce sont solitaires. On respecte le recueillement des heureux. Et aussi un peu leur sommeil attardé. Le brouhaha des visites et des félicitations ne commence que plus tard. Le matin du 17 février, il était un peu plus de midi quand Basque, la serviette et le plumeau sous le bras, occupé «à faire son antichambre», entendit un léger frappement à la porte. On n’avait point sonné, ce qui est discret un pareil jour. Basque ouvrit et vit M. Fauchelevent. Il l’introduisit dans le salon, encore encombré et sens dessus dessous, et qui avait l’air du champ de bataille des joies de la veille.

– Dame, monsieur, observa Basque, nous nous sommes réveillés tard.

– Votre maître est-il levé? demanda Jean Valjean.

– Comment va le bras de monsieur? répondit Basque.

– Mieux. Votre maître est-il levé?

– Lequel? l’ancien ou le nouveau?

– Monsieur Pontmercy.

– Monsieur le baron? fit Basque en se redressant.

On est surtout baron pour ses domestiques. Il leur en revient quelque chose; ils ont ce qu’un philosophe appellerait l’éclaboussure du titre, et cela les flatte. Marius, pour le dire en passant, républicain militant, et il l’avait prouvé, était maintenant baron malgré lui. Une petite révolution s’était faite dans la famille sur ce titre. C’était à présent M. Gillenormand qui y tenait et Marius qui s’en détachait. Mais le colonel Pontmercy avait écrit: Mon fils portera mon titre. Marius obéissait. Et puis Cosette, en qui la femme commençait à poindre, était ravie d’être baronne.

– Monsieur le baron? répéta Basque. Je vais voir. Je vais lui dire que monsieur Fauchelevent est là.

– Non. Ne lui dites pas que c’est moi. Dites-lui que quelqu’un demande à lui parler en particulier, et ne lui dites pas de nom.

– Ah! fit Basque.

– Je veux lui faire une surprise.

– Ah! reprit Basque, se donnant à lui-même son second ah! comme explication du premier.

Et il sortit.

Jean Valjean resta seul.

Le salon, nous venons de le dire, était tout en désordre. Il semblait qu’en prêtant l’oreille on eût pu y entendre encore la vague rumeur de la noce. Il y avait sur le parquet toutes sortes de fleurs tombées des guirlandes et des coiffures. Les bougies brûlées jusqu’au tronçon ajoutaient aux cristaux des lustres des stalactites de cire. Pas un meuble n’était à sa place. Dans des coins, trois ou quatre fauteuils, rapprochés les uns des autres et faisant cercle, avaient l’air de continuer une causerie. L’ensemble était riant. Il y a encore une certaine grâce dans une fête morte. Cela a été heureux. Sur ces chaises en désarroi, parmi ces fleurs qui se fanent, sous ces lumières éteintes, on a pensé de la joie. Le soleil succédait au lustre, et entrait gaîment dans le salon.

Quelques minutes s’écoulèrent. Jean Valjean était immobile à l’endroit où Basque l’avait quitté. Il était très pâle. Ses yeux étaient creux et tellement enfoncés par l’insomnie sous l’orbite qu’ils y disparaissaient presque. Son habit noir avait les plis fatigués d’un vêtement qui a passé la nuit. Les coudes étaient blanchis de ce duvet que laisse au drap le frottement du linge. Jean Valjean regardait à ses pieds la fenêtre dessinée sur le parquet par le soleil.

Un bruit se fit à la porte, il leva les yeux.

Marius entra, la tête haute, la bouche riante, on ne sait quelle lumière sur le visage, le front épanoui, l’œil triomphant. Lui aussi n’avait pas dormi.

– C’est vous, père! s’écria-t-il en apercevant Jean Valjean; cet imbécile de Basque qui avait un air mystérieux! Mais vous venez de trop bonne heure. Il n’est encore que midi et demi. Cosette dort.

Ce mot: Père, dit à M. Fauchelevent par Marius, signifiait: Félicité suprême. Il y avait toujours eu, on le sait, escarpement, froideur et contrainte entre eux; glace à rompre ou à fondre. Marius en était à ce point d’enivrement que l’escarpement s’abaissait, que la glace se dissolvait, et que M. Fauchelevent était pour lui, comme pour Cosette, un père.

Il continua; les paroles débordaient de lui, ce qui est propre à ces divins paroxysmes de la joie:

– Que je suis content de vous voir! Si vous saviez comme vous nous avez manqué hier! Bonjour, père. Comment va votre main? Mieux, n’est-ce pas?

Et, satisfait de la bonne réponse qu’il se faisait à lui-même, il poursuivit:

– Nous avons bien parlé de vous tous les deux. Cosette vous aime tant! Vous n’oubliez pas que vous avez votre chambre ici. Nous ne voulons plus de la rue de l’Homme-Armé. Nous n’en voulons plus du tout. Comment aviez-vous pu aller demeurer dans une rue comme ça, qui est malade, qui est grognon, qui est laide, qui a une barrière à un bout, où l’on a froid, où l’on ne peut pas entrer? Vous viendrez vous installer ici. Et dès aujourd’hui. Ou vous aurez affaire à Cosette. Elle entend nous mener tous par le bout du nez, je vous en préviens. Vous avez vu votre chambre, elle est tout près de la nôtre; elle donne sur des jardins; on a fait arranger ce qu’il y avait à la serrure, le lit est fait, elle est toute prête, vous n’avez qu’à arriver. Cosette a mis près de votre lit une grande vieille bergère en velours d’Utrecht, à qui elle a dit: tends-lui les bras. Tous les printemps, dans le massif d’acacias qui est en face de vos fenêtres, il vient un rossignol. Vous l’aurez dans deux mois. Vous aurez son nid à votre gauche et le nôtre à votre droite. La nuit il chantera, et le jour Cosette parlera. Votre chambre est en plein midi. Cosette vous y rangera vos livres, votre voyage du capitaine Cook, et l’autre, celui de Vancouver, toutes vos affaires. Il y a, je crois, une petite valise à laquelle vous tenez, j’ai disposé un coin d’honneur pour elle. Vous avez conquis mon grand-père, vous lui allez. Nous vivrons ensemble. Savez-vous le whist? vous comblerez mon grand-père si vous savez le whist. C’est vous qui mènerez promener Cosette mes jours de palais, vous lui donnerez le bras, vous savez, comme au Luxembourg autrefois. Nous sommes absolument décidés à être très heureux. Et vous en serez, de notre bonheur, entendez-vous, père? Ah çà, vous déjeunez avec nous aujourd’hui?

– Monsieur, dit Jean Valjean, j’ai une chose à vous dire. Je suis un ancien forçat.

La limite des sons aigus perceptibles peut être tout aussi bien dépassée pour l’esprit que pour l’oreille. Ces mots: Je suis un ancien forçat, sortant de la bouche de M. Fauchelevent et entrant dans l’oreille de Marius, allaient au delà du possible. Marius n’entendit pas. Il lui sembla que quelque chose venait de lui être dit; mais il ne sut quoi. Il resta béant.

Il s’aperçut alors que l’homme qui lui parlait était effrayant. Tout à son éblouissement, il n’avait pas jusqu’à ce moment remarqué cette pâleur terrible.

Jean Valjean dénoua la cravate noire qui lui soutenait le bras droit, défit le linge roulé autour de sa main, mit son pouce à nu et le montra à Marius.

– Je n’ai rien à la main, dit-il.

Marius regarda le pouce.

– Je n’y ai jamais rien eu, reprit Jean Valjean.

Il n’y avait en effet aucune trace de blessure.

Jean Valjean poursuivit:

– Il convenait que je fusse absent de votre mariage. Je me suis fait absent le plus que j’ai pu. J’ai supposé cette blessure pour ne point faire un faux, pour ne pas introduire de nullité dans les actes du mariage, pour être dispensé de signer.

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[102] Cette attitude de Jean Valjean est identique à celle des religieuses faisant la «réparation» – voir H, 5,7; II, 6,2 et II, 8,9. La violence qui caractérise cette «nuit blanche» de Jean Valjean est à rapprocher de celle, démente, qui emporta, dit-on, Eugène Hugo le soir même des noces de son frère.

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[103] Allusion à la prière du Christ au Jardin des Oliviers, avant sa crucifixion: «Père, si vous le voulez, éloignez de moi ce calice! Toutefois que votre volonté soit faite et non la mienne.» L'arrivée de Cosette accomplit le verset suivant: «Alors un ange lui apparut du ciel pour le fortifier.» (Luc, XXII, 42-43.)

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[104] Septième cercle de l'enfer pour Jean Valjean et huitième ciel pour Marius et Cosette?