Le front de Marius devint de plus en plus sévère:
– Je n’ai jamais eu l’honneur d’être reçu chez monsieur de Chateaubriand. Abrégeons. Qu’est-ce que vous voulez?
L’homme, devant la voix plus dure, salua plus bas.
– Monsieur le baron, daignez m’écouter. Il y a en Amérique, dans un pays qui est du côté de Panama, un village appelé la Joya [114]. Ce village se compose d’une seule maison. Une grande maison carrée de trois étages en briques cuites au soleil, chaque côté du carré long de cinq cents pieds, chaque étage en retraite de douze pieds sur l’étage inférieur de façon à laisser devant soi une terrasse qui fait le tour de l’édifice, au centre une cour intérieure où sont les provisions et les munitions, pas de fenêtres, des meurtrières, pas de porte, des échelles, des échelles pour monter du sol à la première terrasse, et de la première à la seconde, et de la seconde à la troisième, des échelles pour descendre dans la cour intérieure, pas de portes aux chambres, des trappes, pas d’escaliers aux chambres, des échelles; le soir on ferme les trappes, on retire les échelles, on braque des tromblons et des carabines aux meurtrières; nul moyen d’entrer; une maison le jour, une citadelle la nuit, huit cents habitants, voilà ce village. Pourquoi tant de précautions? c’est que ce pays est dangereux; il est plein d’anthropophages. Alors pourquoi y va-t-on? c’est que ce pays est merveilleux; on y trouve de l’or.
– Où voulez-vous en venir? interrompit Marius qui du désappointement passait à l’impatience.
– À ceci, monsieur le baron. Je suis un ancien diplomate fatigué. La vieille civilisation m’a mis sur les dents. Je veux essayer des sauvages.
– Après?
– Monsieur le baron, l’égoïsme est la loi du monde. La paysanne prolétaire qui travaille à la journée se retourne quand la diligence passe, la paysanne propriétaire qui travaille à son champ ne se retourne pas. Le chien du pauvre aboie après le riche, le chien du riche aboie après le pauvre. Chacun pour soi. L’intérêt, voilà le but des hommes. L’or, voilà l’aimant.
– Après? Concluez.
– Je voudrais aller m’établir à la Joya. Nous sommes trois. J’ai mon épouse et ma demoiselle; une fille qui est fort belle. Le voyage est long et cher. Il me faut un peu d’argent.
– En quoi cela me regarde-t-il? demanda Marius.
L’inconnu tendit le cou hors de sa cravate, geste propre au vautour, et répliqua avec un redoublement de sourire:
– Est-ce que monsieur le baron n’a pas lu ma lettre?
Cela était à peu près vrai. Le fait est que le contenu de l’épître avait glissé sur Marius. Il avait vu l’écriture plus qu’il n’avait lu la lettre. Il s’en souvenait à peine. Depuis un moment un nouvel éveil venait de lui être donné. Il avait remarqué ce détaiclass="underline" mon épouse et ma demoiselle. Il attachait sur l’inconnu un œil pénétrant. Un juge d’instruction n’eût pas mieux regardé. Il le guettait presque. Il se borna à lui répondre:
– Précisez.
L’inconnu inséra ses deux mains dans ses deux goussets, releva sa tête sans redresser son épine dorsale, mais en scrutant de son côté Marius avec le regard vert de ses lunettes.
– Soit, monsieur le baron. Je précise. J’ai un secret à vous vendre.
– Un secret?
– Un secret.
– Qui me concerne?
– Un peu.
– Quel est ce secret?
Marius examinait de plus en plus l’homme, tout en l’écoutant.
– Je commence gratis, dit l’inconnu. Vous allez voir que je suis intéressant.
– Parlez.
– Monsieur le baron, vous avez chez vous un voleur et un assassin.
Marius tressaillit.
– Chez moi? non, dit-il.
L’inconnu, imperturbable, brossa son chapeau du coude, et poursuivit:
– Assassin et voleur. Remarquez, monsieur le baron, que je ne parle pas ici de faits anciens, arriérés, caducs, qui peuvent être effacés par la prescription devant la loi et par le repentir devant Dieu. Je parle de faits récents, de faits actuels, de faits encore ignorés de la justice à cette heure. Je continue. Cet homme s’est glissé dans votre confiance, et presque dans votre famille, sous un faux nom. Je vais vous dire son nom vrai. Et vous le dire pour rien.
– J’écoute.
– Il s’appelle Jean Valjean.
– Je le sais.
– Je vais vous dire, également pour rien, qui il est.
– Dites.
– C’est un ancien forçat.
– Je le sais.
– Vous le savez depuis que j’ai eu l’honneur de vous le dire.
– Non. Je le savais auparavant.
Le ton froid de Marius, cette double réplique je le sais, son laconisme réfractaire au dialogue, remuèrent dans l’inconnu quelque colère sourde. Il décocha à la dérobée à Marius un regard furieux, tout de suite éteint. Si rapide qu’il fût, ce regard était de ceux qu’on reconnaît quand on les a vus une fois; il n’échappa point à Marius. De certains flamboiements ne peuvent venir que de certaines âmes; la prunelle, ce soupirail de la pensée, s’en embrase; les lunettes ne cachent rien; mettez donc une vitre à l’enfer.
L’inconnu reprit, en souriant:
– Je ne me permets pas de démentir monsieur le baron. Dans tous les cas, vous devez voir que je suis renseigné. Maintenant ce que j’ai à vous apprendre n’est connu que de moi seul. Cela intéresse la fortune de madame la baronne. C’est un secret extraordinaire. Il est à vendre. C’est à vous que je l’offre d’abord. Bon marché. Vingt mille francs.
– Je sais ce secret-là comme je sais les autres, dit Marius.
Le personnage sentit le besoin de baisser un peu son prix:
– Monsieur le baron, mettez dix mille francs, et je parle.
– Je vous répète que vous n’avez rien à m’apprendre. Je sais ce que vous voulez me dire.
Il y eut dans l’œil de l’homme un nouvel éclair. Il s’écria:
– Il faut pourtant que je dîne aujourd’hui. C’est un secret extraordinaire, vous dis-je. Monsieur le baron, je vais parler. Je parle. Donnez-moi vingt francs.
Marius le regarda fixement:
– Je sais votre secret extraordinaire; de même que je savais le nom de Jean Valjean, de même que je sais votre nom.
– Mon nom?
– Oui.
– Ce n’est pas difficile, monsieur le baron. J’ai eu l’honneur de vous l’écrire et de vous le dire. Thénard.
– Dier.
– Hein?
– Thénardier.
– Qui ça?
Dans le danger, le porc-épic se hérisse, le scarabée fait le mort, la vieille garde se forme en carré; cet homme se mit à rire.
Puis il épousseta d’une chiquenaude un grain de poussière sur la manche de son habit.
Marius continua:
– Vous êtes aussi l’ouvrier Jondrette, le comédien Fabantou, le poète Genflot, l’espagnol don Alvarès, et la femme Balizard.
– La femme quoi?
– Et vous avez tenu une gargote à Montfermeil.
– Une gargote! Jamais.
– Et je vous dis que vous êtes Thénardier.
– Je le nie.
– Et que vous êtes un gueux. Tenez.
Et Marius, tirant de sa poche un billet de banque, le lui jeta à la face.
– Merci! pardon! cinq cents francs! monsieur le baron!
Et l’homme, bouleversé, saluant, saisissant le billet, l’examina.
– Cinq cents francs! reprit-il, ébahi. Et il bégaya à demi-voix: Un fafiot sérieux!
Puis brusquement:
– Eh bien soit, s’écria-t-il. Mettons-nous à notre aise.
Et, avec une prestesse de singe, rejetant ses cheveux en arrière, arrachant ses lunettes, retirant de son nez et escamotant les deux tuyaux de plume dont il a été question tout à l’heure, et qu’on a d’ailleurs déjà vus à une autre page de ce livre [115], il ôta son visage comme on ôte son chapeau.
L’œil s’alluma; le front inégal, raviné, bossu par endroits, hideusement ridé en haut, se dégagea, le nez redevint aigu comme un bec; le profil féroce et sagace de l’homme de proie reparut.
– Monsieur le baron est infaillible, dit-il d’une voix nette et d’où avait disparu tout nasillement, je suis Thénardier.
Et il redressa son dos voûté.