– À un colonel! reprit Marius avec emportement. Je ne donnerais pas un liard pour un général. Et vous veniez ici faire des infamies! Je vous dis que vous avez commis tous les crimes. Partez! disparaissez! Soyez heureux seulement, c’est tout ce que je désire. Ah! monstre! Voilà encore trois mille francs. Prenez-les. Vous partirez dès demain, pour l’Amérique, avec votre fille; car votre femme est morte, abominable menteur! Je veillerai à votre départ, bandit, et je vous compterai à ce moment-là vingt mille francs. Allez vous faire pendre ailleurs!
– Monsieur le baron, répondit Thénardier en saluant jusqu’à terre, reconnaissance éternelle.
Et Thénardier sortit, n’y concevant rien, stupéfait et ravi de ce doux écrasement sous des sacs d’or et de cette foudre éclatant sur sa tête en billets de banque.
Foudroyé, il l’était, mais content aussi; et il eût été très fâché d’avoir un paratonnerre contre cette foudre-là.
Finissons-en tout de suite avec cet homme. Deux jours après les événements que nous racontons en ce moment, il partit, par les soins de Marius, pour l’Amérique, sous un faux nom, avec sa fille Azelma, muni d’une traite de vingt mille francs sur New York. La misère morale de Thénardier, ce bourgeois manqué, était irrémédiable; il fut en Amérique ce qu’il était en Europe. Le contact d’un méchant homme suffit quelquefois pour pourrir une bonne action et pour en faire sortir une chose mauvaise. Avec l’argent de Marius, Thénardier se fit négrier [118].
Dès que Thénardier fut dehors, Marius courut au jardin où Cosette se promenait encore.
– Cosette! Cosette! cria-t-il. Viens! viens vite. Partons. Basque, un fiacre! Cosette, viens. Ah! mon Dieu! C’est lui qui m’avait sauvé la vie! Ne perdons pas une minute! Mets ton châle.
Cosette le crut fou, et obéit.
Il ne respirait pas, il mettait la main sur son cœur pour en comprimer les battements. Il allait et venait à grands pas, il embrassait Cosette: – Ah! Cosette! je suis un malheureux! disait-il.
Marius était éperdu. Il commençait à entrevoir dans ce Jean Valjean on ne sait quelle haute et sombre figure. Une vertu inouïe lui apparaissait, suprême et douce, humble dans son immensité. Le forçat se transfigurait en Christ. Marius avait l’éblouissement de ce prodige. Il ne savait pas au juste ce qu’il voyait, mais c’était grand.
En un instant, un fiacre fut devant la porte. Marius y fit monter Cosette et s’y élança.
– Cocher, dit-il, rue de l’Homme-Armé, numéro 7. Le fiacre partit.
– Ah! quel bonheur! fit Cosette, rue de l’Homme-Armé. Je n’osais plus t’en parler. Nous allons voir monsieur Jean.
– Ton père, Cosette! ton père plus que jamais. Cosette, je devine. Tu m’as dit que tu n’avais jamais reçu la lettre que je t’avais envoyée par Gavroche. Elle sera tombée dans ses mains. Cosette, il est allé à la barricade, pour me sauver. Comme c’est son besoin d’être un ange, en passant, il en a sauvé d’autres; il a sauvé Javert. Il m’a tiré de ce gouffre pour me donner à toi. Il m’a porté sur son dos dans cet effroyable égout. Ah! je suis un monstrueux ingrat. Cosette, après avoir été ta providence, il a été la mienne. Figure-toi qu’il y avait une fondrière épouvantable, à s’y noyer cent fois, à se noyer dans la boue, Cosette! il me l’a fait traverser. J’étais évanoui je ne voyais rien, je n’entendais rien, je ne pouvais rien savoir de ma propre aventure. Nous allons le ramener, le prendre avec nous, qu’il le veuille ou non, il ne nous quittera plus. Pourvu qu’il soit chez lui! Pourvu que nous le trouvions! Je passerai le reste de ma vie à le vénérer. Oui, ce doit être cela, vois-tu, Cosette? C’est à lui que Gavroche aura remis ma lettre. Tout s’explique. Tu comprends.
Cosette ne comprenait pas un mot.
– Tu as raison, lui dit-elle.
Cependant le fiacre roulait.
Chapitre V Nuit derrière laquelle il y a le jour
Au coup qu’il entendit frapper à sa porte, Jean Valjean se retourna.
– Entrez, dit-il faiblement.
La porte s’ouvrit. Cosette et Marius parurent.
Cosette se précipita dans la chambre.
Marius resta sur le seuil, debout, appuyé contre le montant de la porte.
– Cosette! dit Jean Valjean, et il se dressa sur sa chaise, les bras ouverts et tremblants, hagard, livide, sinistre, une joie immense dans les yeux.
Cosette, suffoquée d’émotion, tomba sur la poitrine de Jean Valjean.
– Père! dit-elle.
Jean Valjean, bouleversé, bégayait:
– Cosette! elle! vous, madame! c’est toi! Ah mon Dieu!
Et, serré dans les bras de Cosette, il s’écria:
– C’est toi! tu es là! Tu me pardonnes donc!
Marius, baissant les paupières pour empêcher ses larmes de couler, fit un pas et murmura entre ses lèvres contractées convulsivement pour arrêter les sanglots:
– Mon père!
– Et vous aussi, vous me pardonnez! dit Jean Valjean.
Marius ne put trouver une parole, et Jean Valjean ajouta: – Merci.
Cosette arracha son châle et jeta son chapeau sur le lit.
– Cela me gêne, dit-elle.
Et, s’asseyant sur les genoux du vieillard, elle écarta ses cheveux blancs d’un mouvement adorable, et lui baisa le front.
Jean Valjean se laissait faire, égaré.
Cosette, qui ne comprenait que très confusément, redoublait ses caresses, comme si elle voulait payer la dette de Marius.
Jean Valjean balbutiait:
– Comme on est bête! Je croyais que je ne la verrais plus. Figurez-vous, monsieur Pontmercy, qu’au moment où vous êtes entré, je me disais: C’est fini. Voilà sa petite robe, je suis un misérable homme, je ne verrai plus Cosette, je disais cela au moment même où vous montiez l’escalier. Étais-je idiot! Voilà comme on est idiot! Mais on compte sans le bon Dieu. Le bon Dieu dit: Tu t’imagines qu’on va t’abandonner, bêta! Non, non, ça ne se passera pas comme ça. Allons, il y a là un pauvre bonhomme qui a besoin d’un ange. Et l’ange vient; et l’on revoit sa Cosette, et l’on revoit sa petite Cosette! Ah! j’étais bien malheureux!
Il fut un moment sans pouvoir parler, puis il poursuivit:
– J’avais vraiment besoin de voir Cosette une petite fois de temps en temps. Un cœur, cela veut un os à ronger. Cependant je sentais bien que j’étais de trop. Je me donnais des raisons: Ils n’ont pas besoin de toi, reste dans ton coin, on n’a pas le droit de s’éterniser. Ah! Dieu béni, je la revois! Sais-tu, Cosette, que ton mari est très beau? Ah! tu as un joli col brodé, à la bonne heure. J’aime ce dessin-là. C’est ton mari qui l’a choisi, n’est-ce pas? Et puis, il te faudra des cachemires. Monsieur Pontmercy, laissez-moi la tutoyer. Ce n’est pas pour longtemps.
Et Cosette reprenait:
– Quelle méchanceté de nous avoir laissés comme cela! Où êtes-vous donc allé? pourquoi avez-vous été si longtemps? Autrefois vos voyages ne duraient pas plus de trois ou quatre jours. J’ai envoyé Nicolette, on répondait toujours: Il est absent. Depuis quand êtes-vous revenu? Pourquoi ne pas nous l’avoir fait savoir? Savez-vous que vous êtes très changé? Ah! le vilain père! il a été malade, et nous ne l’avons pas su! Tiens, Marius, tâte sa main comme elle est froide!
– Ainsi vous voilà! Monsieur Pontmercy, vous me pardonnez! répéta Jean Valjean.
À ce mot, que Jean Valjean venait de redire, tout ce qui se gonflait dans le cœur de Marius trouva une issue, il éclata:
– Cosette, entends-tu? il en est là! il me demande pardon. Et sais-tu ce qu’il m’a fait, Cosette? Il m’a sauvé la vie. Il a fait plus. Il t’a donnée à moi. Et après m’avoir sauvé et après t’avoir donnée à moi, Cosette, qu’a-t-il fait de lui-même? il s’est sacrifié. Voilà l’homme [119]. Et, à moi l’ingrat, à moi l’oublieux, à moi l’impitoyable, à moi le coupable, il me dit: Merci! Cosette, toute ma vie passée aux pieds de cet homme, ce sera trop peu. Cette barricade, cet égout, cette fournaise, ce cloaque, il a tout traversé pour moi, pour toi, Cosette! Il m’a emporté à travers toutes les morts qu’il écartait de moi et qu’il acceptait pour lui. Tous les courages, toutes les vertus, tous les héroïsmes, toutes les saintetés, il les a! Cosette, cet homme-là, c’est l’ange!
– Chut! chut! dit tout bas Jean Valjean. Pourquoi dire tout cela?
– Mais vous! s’écria Marius avec une colère où il y avait de la vénération, pourquoi ne l’avez-vous pas dit? C’est votre faute aussi. Vous sauvez la vie aux gens, et vous le leur cachez! Vous faites plus, sous prétexte de vous démasquer, vous vous calomniez. C’est affreux.
– J’ai dit la vérité, répondit Jean Valjean.
– Non, reprit Marius, la vérité, c’est toute la vérité; et vous ne l’avez pas dite. Vous étiez monsieur Madeleine, pourquoi ne pas l’avoir dit? Vous aviez sauvé Javert, pourquoi ne pas l’avoir dit? Je vous devais la vie, pourquoi ne pas l’avoir dit?