Un vertige mathématique s’empare de son cerveau. Combien y a-t-il de cités, à raison de 25 par monade ? 1 250. Combien de villages, à raison de 7 ou 8 par cité ? Plus de 10 000. Combien de familles ? En ce moment même combien d’hommes rôdent-ils dans les artères des cités, combien se glissent dans des couches inconnues ? Combien de naissances en un jour ? Combien de morts ? Combien de joies ? Combien de peines ?
Sans aucun effort, elle s’élève à une hauteur de 10 000 mètres pour voir les communes agricoles qui s’étendent autour de la constellation urbaine.
Les voici, s’étirant jusqu’à l’horizon, longues bandes vertes nettement dessinées, bordées de brun. Les sept huitièmes des terres émergées du continent sont utilisées pour la production alimentaire. C’est ce qu’on lui a toujours appris. Ou bien est-ce les neuf dixièmes ? Ou les cinq huitièmes ? Les douze treizièmes ? De minuscules silhouettes d’hommes et de femmes s’agitent autour des machines qui travaillent les terres fertiles. Aurea a entendu dire d’étranges choses sur les rites terribles de ces gens de la terre – les coutumes bizarres et primitives de ceux qui vivent en dehors du monde urbain civilisé. Peut-être tout cela n’est-il qu’inventions ? Personne de sa connaissance n’a jamais visité de commune agricole. D’ailleurs personne de sa connaissance n’est jamais sorti de Monade Urbaine 116. Dans les galeries souterraines, les convois acheminent, inlassablement et automatiquement, les denrées alimentaires dans les monades et repartent chargés de machines et de produits manufacturés. Une économie parfaitement équilibrée. Aurea se sent projetée plus haut dans un élan de joie. Quel miracle que 75 000 000 000 d’êtres humains puissent vivre harmonieusement dans un si petit monde ! Dieu soit loué, pense-t-elle. De quoi loger chaque famille. Une vie urbaine décente et enrichissante. L’amitié, l’amour, le mariage, les enfants.
Les enfants ! Elle se glace soudain d’effroi et sa capsule se met à tourbillonner comme si elle n’était plus guidée.
Dans son vertige il lui semble qu’elle grimpe jusqu’aux confins de l’espace. La planète lui apparaît dans son intégralité. Toutes les constellations urbaines pointent vers elle comme des lances menaçantes. Elle distingue les Chipitts, mais aussi Sansan, Boshwah, Berpar, Wienbud, Shankong et Bocarac, toutes hérissées d’immenses tours. Elle voit aussi les plaines chargées de culture, les anciens déserts, les anciennes savanes, les anciennes forêts. Tout est merveilleux mais aussi terrifiant. L’homme a-t-il choisi la meilleure façon de remodeler son environnement parmi toutes les possibilités qui s’offraient à lui ? Un instant, elle hésite, incertaine. Oui, se dit-elle, oui. Nous avons choisi la meilleure voie pour obéir à dieu. Nous avons réussi à éliminer les luttes, la cupidité, le désordre ; nous faisons naître de nouvelles vies, nous prospérons, nous nous multiplions. Nous nous multiplions. Nous nous multiplions. Le doute la transperce. Elle plonge. Sa capsule s’ouvre et la laisse échapper. Nue, sans protection, elle dérive vertigineusement dans l’air glacé. Sous elle apparaissent les cinquante tours effilées des Chipitts. Mais maintenant il y en a une autre, une cinquante et unième. Elle fonce irrésistiblement vers le cône de bronze dangereusement pointu qui couronne le nouvel édifice. Elle pousse un long cri quand la flèche meurtrière la pénètre et l’empale. Elle s’éveille, moite et frissonnante. Sa bouche est sèche, son esprit brouillé par une vision d’horreur. Elle étreint Memnon. Il murmure quelques mots et la prend, sans se réveiller.
À présent, on commence à parler de plus en plus du nouveau bâtiment aux habitants de Monade 116. Aurea, dans le dormitoir, interrompt soudain ses occupations matinales. Sous les motifs mouvants de couleur, sur l’écran encastré dans le mur apparaît une tour inachevée. Des appareils de construction cernent le bâtiment, des bras de métal s’activent frénétiquement, des éclairs bleutés jaillissent des arcs électriques octogonaux. La voix tellement familière se fait entendre.
— Amis, c’est Monade Urbaine 158 que vous voyez là. Dans un mois et onze jours elle sera totalement achevée. Grâce à Dieu, elle sera bientôt la résidence d’un grand nombre de Chipittsiens heureux, qui auront l’insigne honneur d’y fonder la première génération. Louisville annonce que 802 résidents de votre propre Monade Urbaine 116 ont déjà signé pour être transférés dans le nouveau bâtiment, dès qu’il…
Le lendemain, c’est une interview de M. et Mme Dismas Cullinan de Boston qui, avec leurs neuf enfants, furent les premiers de Monade 116 à demander leur transfert. M. Cullinan, le visage sanguin, lourd d’aspect, est un spécialiste en équipement sanitaire.
— Pour moi, explique-t-il, j’y vois une occasion de m’élever statutairement. Je pense qu’à 158 je pourrai faire un bond de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix étages d’un coup.
Pendant qu’il parle, Mme Cullinan se tâte complaisamment le ventre. Le numéro dix est en route. Elle parle en vibrant des immenses avantages sociaux que ce transfert procurera à sa progéniture. Ses yeux sont trop brillants ; sous le nez pointu, la lèvre supérieure est beaucoup plus épaisse que la lèvre inférieure.
— Elle ressemble à un oiseau de proie, fait remarquer quelqu’un dans le dormitoir.
— Il est évident qu’elle est misérable ici, ajoute quelqu’un d’autre. Là-bas, elle espère grimper les niveaux le plus vite possible.
L’âge des enfants s’échelonne entre deux et treize ans. Malheureusement pour eux, ils ressemblent à leurs parents. Sans souci des spectateurs, une gamine, le nez coulant, mord son frère.
— Monade 116 ne se portera que mieux du départ de ceux-ci ou de leurs semblables, annonce Aurea fièrement.
Suivent des interviews d’autres volontaires… Le quatrième jour de la campagne passe un reportage complet de l’intérieur de Monade 158, montrant ses équipements ultra-modernes. Irrigation thermique pour tous, ascenseurs et descenseurs super-rapides, écrans tridimensionnels, un système révolutionnaire de programmation de livraison des repas à partir des cuisines centrales, et tant d’autres merveilles, représentant les dernières nouveautés du progrès urbain. À ce jour, le nombre de volontaires pour être transférés est de 914.
Dans un fol espoir, Aurea pense que peut-être il y aura assez de volontaires pour atteindre le quota.
— C’est du bidon leurs chiffres, dit Memnon. Siegmund m’a avoué qu’ils n’ont que 91 volontaires jusqu’ici.
— Alors pourquoi… ?
— Pour encourager les autres.
La deuxième semaine, les nouvelles concernant le nouveau bâtiment indiquent que le nombre de volontaires a atteint 1 060. En privé Siegmund est obligé de reconnaître que la vérité est en-dessous de ce chiffre, mais qu’elle ne s’en écarte pas de beaucoup, aussi surprenant que cela puisse paraître. À présent il va devenir de plus en plus difficile de trouver encore des volontaires. C’est pourquoi les commentaires laissent indiquer la possibilité d’un recours au tirage au sort. On voit la retransmission d’une discussion entre deux administrateurs de Louisville et deux dispatchers de Chicago aux termes de laquelle il apparaît comme impératif d’apporter un brassage génétique approprié dans la nouvelle tour. Un éthicien de Shangai vient parler de l’importance de se montrer onctueux en toutes circonstances. C’est l’être que d’obéir aux desseins divins et aux représentants de dieu sur Terre, affirme-t-il. Dieu est votre ami et veut votre bien. Dieu aime les onctueux. La qualité de la vie à Monade Urbaine 158 risque d’être amoindrie si la population initiale n’atteint pas les pourcentages requis. Ce serait un crime contre ceux qui se sont portés volontaires. Et un crime contre son semblable est un crime contre dieu ! Qui voudrait lui nuire ? C’est pourquoi le devoir de chacun envers la société est d’accepter d’être transféré si cela lui est offert.