Vient ensuite une interview de Kimon et Freya Kurtz, âgés respectivement de quatorze et treize ans. Ils sont jeunes époux, et vivent dans un dormitoir de Bombay. Ils ne se porteront pas volontaires, reconnaissent-ils, mais ils ne regretteraient pas d’être choisis.
— En ce qui nous concerne, déclare Kimon Kurtz, cela représenterait une grande chance. Parce que quand nous aurons des enfants, nous serons en mesure de les faire accéder aussitôt à un statut élevé. Là-bas, c’est un monde tout neuf – rien ni personne ne peut freiner votre ascension. Bien sûr, au début il faudrait un certain temps d’adaptation, mais ce ne serait pas bien long. Et quand nos enfants seraient en âge de se marier, nous aurions la certitude qu’ils n’auraient pas à s’entasser dans un dormitoir. Ils accéderaient automatiquement à un logement personnel, sans même attendre d’avoir des enfants. C’est pourquoi, bien que nous ne désirions pas quitter nos amis et ce qui nous attache ici, nous sommes prêts à partir si la chance nous désigne.
À côté de lui, oppressée d’extase, Freya répète :
— Oui. C’est vrai. C’est vrai.
Le conditionnement continue avec les détails administratifs suivants : 3 878 personnes en tout seront choisies ; pas plus de 200 par cité et pas plus de 30 par dormitoir. Elles seront élues parmi les hommes et les femmes mariées, entre douze et dix-sept ans, sans enfants. Une grossesse en cours n’étant pas comptée comme un enfant. La sélection se fera par tirage au sort.
Enfin, un jour, vient la liste.
La voix enjouée, venue de l’écran, annonce :
— Les onctueux suivants, du dormitoir du 735e étage, de Chicago, ont été choisis. Puisse dieu leur accorder la fertilité dans leur nouvelle vie.
Brock, Aylward et Alison.
Feyermann, Sterling et Natacha.
Holston, Memnon et Aurea.
Elle va être rejetée de son milieu matriciel. Toute sa mémoire, ses affections, tout ce qui constitue son identité va lui être arraché. La terreur la submerge.
Elle luttera contre ce choix.
— Memnon, fais appel ! Fais quelque chose, vite ! (Ses ongles griffent les murs scintillants du dormitoir. Il la regarde, comme s’il ne la voyait pas. Il va partir travailler. Il a déjà dit qu’il n’y avait rien à faire. Il sort.)
Elle le suit dans le couloir. C’est la ruée matinale quotidienne ; les habitants du 735e étage passent autour d’eux. Aurea sanglote. Les gens font mine de l’ignorer. Elle les connaît presque tous. Toute sa vie, elle l’a passée ici, parmi eux. Elle tire la main de son époux.
— Ne me quitte pas ! chuchote-t-elle, d’une voix brisée. Nous ne pouvons pas les laisser nous chasser de chez nous !
— C’est la loi, Aurea. Ceux qui n’obéissent pas à la loi dévalent la chute. C’est cela que tu veux ? Finir comme du combustible pour les génératrices ?
— Je ne partirai pas ! Memnon, j’ai toujours vécu ici ! Je…
— Tu parles comme une anomo, dit-il, baissant le ton. (Il la ramène difficilement au dormitoir. Elle lève les yeux vers lui ; elle aperçoit les deux cavités sombres des narines.) Prends une pilule. Pourquoi n’irais-tu pas parler au conseiller de l’étage ? Garde ton calme, Aurea, et conforme-toi.
— Je veux que tu fasses appel.
— C’est impossible.
— Je refuse de partir.
Il la prend par les épaules.
— Considère objectivement le problème, Aurea. Un autre bâtiment ou celui-là, quelle différence cela fait-il ? Nous aurons quelques-uns de nos amis là-bas. Et nous nous en ferons de nouveaux. Nous…
— Non !
— Il n’existe pas d’autre alternative, Aurea. Ou bien dévaler la chute.
— Alors, je choisis la chute !
Pour la première fois depuis leur mariage, il manifeste un mouvement de recul devant elle. Il ne tolère pas son irrationalisme.
— Ne sois pas stupide. Va voir le conseiller, prends une pilule, réfléchis calmement. Je dois partir à présent.
Il s’en va, et cette fois elle ne court pas après lui. Elle se laisse glisser sur le sol. Le plastique est froid sous sa peau brûlante. Les autres dans le dormitoir font mine, par délicatesse, de l’ignorer. Des images défilent devant elle : son école, son premier amant, ses parents, ses soeurs et ses frères ; toutes se fondent et se confondent. Les personnages aimés emplissent bientôt la pièce, nimbés de fumées âcres et acides. Elle presse ses poings sur ses yeux. Non, elle ne sera pas rejetée. Petit à petit, elle s’apaise. J’ai des relations, se dit-elle. Si Memnon ne veut pas agir, j’agirai pour nous. Sera-t-elle capable de pardonner sa lâcheté à Memnon ? Son opportunisme si évident ? Elle va rendre visite à son oncle.
Elle enlève sa robe matinale et passe une sévère chasuble de jeune fille. Elle va dans l’armoire à hormones où elle choisit une capsule. Une fois qu’elle l’aura absorbée, il émanera d’elle l’odeur qui inspire aux hommes l’envie de protéger. Elle a un air doux, timide, virginal ; si ce n’était la maturité épanouie de son corps, on ne lui donnerait pas plus de dix ou onze ans.
L’ascenseur la transporte jusqu’au 975e étage, au centre nerveux de Louisville.
Ici, seuls l’acier et le verre ont été utilisés. Les couloirs sont spacieux et clairs. Pas de foule qui se presse et se bouscule ; quand à l’occasion passe une silhouette humaine, elle semble incongrue et déplacée dans ce monde de machines luisantes et silencieuses, perdues dans leurs interminables calculs. Là règnent ceux qui administrent. C’est en quelque sorte la matérialisation du mana des maîtres ; tout a été conçu pour impressionner, pour confondre. Tout est sobre, ouaté, lisse, confortable. Si on pouvait détacher les neuf dixièmes inférieurs de l’immeuble, Louisville décrirait une orbite sereine, sans jamais rien oublier.
Aurea s’arrête devant une porte scintillante, incrustée de bandes de métal automoirant d’un blanc brillant. Des détecteurs invisibles la fouillent, la questionnent, l’évaluent, puis l’autorisent à passer dans une salle d’attente. Finalement, le frère de sa mère consent à la recevoir.
La pièce est presque aussi grande qu’un appartement résidentiel. Son oncle est assis derrière un énorme bureau polygonal d’où avancent des tableaux miroitant de cadrans de commandes. Il porte la tenue stricte réservée à son haut rang : une tunique grise à larges plis, agrémentée d’épaulettes irradiant des infrarouges. D’où elle se trouve, Aurea sent les ondes de chaleur. Il est froid, distant, poli. Son visage semble être fait de cuivre bruni.
— Il y a tant de mois, Aurea, dit-il. (Un sourire protecteur effleure sa bouche.) Comment te portes-tu ?
— Bien, oncle Lewis.
— Ton époux ?
— Bien.
— Pas encore d’enfant ?