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— Oncle Lewis, lâche-t-elle, nous avons été tirés au sort pour être transférés en 158 !

Le sourire ne s’efface pas.

— Quelle bénédiction ! Dieu soit loué, vous allez pouvoir commencer une nouvelle vie avec les meilleures chances !

— Mais je ne veux pas partir. Aidez-moi ! Faites-moi radier de la liste. N’importe quoi !

Elle se précipite vers lui. Une enfant apeurée ; ses larmes coulent, ses jambes s’entrechoquent. À deux mètres du bureau, un champ de force l’arrête. Ses seins s’écrasent douloureusement contre la barrière invisible, puis elle se cogne la tête. La joue meurtrie, elle tombe à genoux, gémissante.

Il vient à elle, la relève. Il lui dit d’être brave, de faire son devoir envers dieu. Au début il se montre doux et tendre. Mais elle continue à se plaindre et protester, alors sa voix se fait glacée, et pointe une note d’irritation amère. Aurea éprouve soudain un sentiment de remords ; elle se sent indigne de l’attention qu’il lui porte. Il lui rappelle ses obligations vis-à-vis de la société. À mots couverts, il insinue que la chute attend ceux qui persistent à vouloir corrompre le bienheureux équilibre de la communauté. Le sourire réapparaît sur ses lèvres, ses yeux bleus glacés plongent en elle et la subjuguent. Il lui répète de se montrer brave et de partir. Elle obéit, écœurée, honteuse de sa faiblesse.

Dans le descenseur qui plonge de Louisville, elle se libère de l’emprise de son oncle, et son indignation resurgit. Peut-être pourra-t-elle trouver un autre recours ? Autour d’elle son avenir semble s’écrouler comme un immense édifice l’ensevelissant sous des nuages de poussière rouge brique. De demain souffle un vent terrible étouffant qui fait vaciller les longues tours. Dans le dormitoir, elle se change en toute hâte. Elle corrige aussi son équilibre hormonal : une ou deux gouttes d’un fluide doré qui vont réagir dans les profondeurs mystérieuses de l’appareil féminin. Elle porte une robe irisée à grosses mailles à travers lesquelles apparaissent par intermittence ses seins, ses cuisses ou ses fesses. Sa peau exhale une senteur de sexualité distillée. Sur le pupitre électronique elle compose sa requête d’un entretien privé avec Siegmund Kluver de Shangai. En attendant, elle arpente le dormitoir. Un des jeunes époux, les yeux brillants, s’approche d’elle et pose ses mains sur ses hanches. Il désigne sa plate-forme de repos.

— Non, murmure-t-elle, je dois sortir.

Quelques refus sont autorisés. Il hausse les épaules et s’éloigne. De loin il lui jette un regard lourd de regrets. Huit minutes plus tard la réponse lui parvient ; Siegmund consent à la rencontrer dans un des boxes de rendez-vous du 790e étage. Elle monte.

Il est là, le visage fermé. Dans sa poche de poitrine, l’agenda fait une bosse. Il semble contrarié et impatient.

— Pourquoi m’as-tu dérangé dans mon travail ? demande-t-il.

— Tu sais que Memnon et moi avons été…

— Oui, bien sûr. (Le ton est brusque.) Mamelon et moi serons désolés de perdre votre amitié.

Elle essaye de prendre une attitude provocante. Elle sait très bien que le seul fait de s’offrir ne suffira pas à gagner l’aide de Siegmund ; il n’est pas homme à se laisser facilement influencer. Ici les corps sont aisément disponibles, alors que les débouchés professionnels sont rares et précieux. Elle ne dispose pas d’armes efficaces. Elle pressent le refus qui va lui être opposé. Mais peut-être peut-elle vaincre la résistance de Siegmund ; l’amener à regretter sa disparition de façon à ce qu’il l’aide.

— Siegmund, fais quelque chose pour que nous ne partions pas.

— Mais comment ?

— Tu as des relations. Change un tout petit peu le programme. Appuie notre appel. Tu es en pleine ascension dans notre bâtiment. Tu as des amis haut placés. Tu peux le faire.

— Personne ne peut faire une chose pareille.

— Je t’en prie, Siegmund.

Elle s’approche de lui, les épaules rejetées en arrière. Deux mamelons pointent à travers les mailles de la robe. Inutile. Comment ces deux petites éminences turgescentes de chair rose pourraient-elles le subjuguer ? Elle mouille ses lèvres, plisse ses yeux. Trop théâtral. Il va rire.

— Ne désires-tu pas que je reste ? demande-telle d’une voix voilée. N’aimerais-tu pas aller et venir avec moi ? Tu sais que je ferais n’importe quoi si tu nous aidais. N’importe quoi.

Les narines palpitantes, le visage passionné semblent promettre d’inconcevables fêtes érotiques. Elle lui offre des plaisirs encore jamais inventés.

Elle perçoit le rapide sourire vite réprimé, et elle réalise son échec ; il n’est pas tenté, seulement amusé par son audace. Elle se détourne, le visage ravagé.

— Tu ne me désires pas, souffle-t-elle.

— Aurea, je t’en prie ! Tu demandes l’impossible. (Il la prend par les épaules et l’attire à lui. Ses mains glissent sous la robe et la caressent. Elle n’est pas dupe ; ce n’est qu’une imitation de désir destinée à la consoler.) S’il y avait un moyen d’arranger les choses pour vous, je le ferais, dit-il. Mais nous serions tous jetés dans la chute.

Les doigts de l’homme la touchent en sa chair vive. Elle se sent moite malgré elle. Elle ne veut pas, pas de cette façon. Pas par pitié ! D’une secousse des hanches, elle essaye de se libérer. L’étreinte se relâche. Elle pivote sur elle-même, raide.

— Non, dit-elle.

Tout est désespéré. Elle sait que plus jamais une autre chance ne se représentera, alors elle se retourne et se donne à lui.

— Siegmund m’a raconté ce qui s’est passé aujourd’hui, dit Memnon. Et ton oncle aussi. Il faut que tu cesses, Aurea.

— Plongeons dans la chute, Memnon.

— Viens avec moi chez le conseiller. Je ne t’ai jamais vu agir ainsi.

— Jamais je ne me suis sentie aussi menacée.

— Pourquoi l’acceptes-tu ? demande-t-il. Sincèrement, c’est une grande chance pour nous.

— Non, je ne peux pas ! Je ne peux pas ! (Elle s’effondre soudain, défaite, brisée.)

— Arrête ! ordonne-t-il. Ces idées noires sont stérilisantes. Tu ne veux pas t’égayer un peu ?

Elle refuse ses conseils, aussi sensés qu’ils soient. Interrogé, l’ordinateur recommande de la conduire chez le conseiller. Les bras de caoutchouc orange des robots la guident délicatement à travers les couloirs. Elle subit un examen : analyse et mesure des métabolismes. Elle raconte son histoire au conseiller. C’est un homme entre deux âges, doux, l’air aimable quoique quelque peu ennuyé. Un nuage de cheveux blancs auréole son visage poupin. Elle se demande s’il la déteste derrière le masque de gentillesse.

— Les conflits stérilisent, dit-il finalement. Vous devez apprendre à vous plier et à accepter les impératifs de la société ; celle-ci vous tournera le dos si vous refusez de jouer le jeu.

Il prescrit un traitement.

— Je ne veux pas de traitement, refuse-t-elle lourdement, mais Memnon donne son autorisation. (On l’emmène.) Où m’emporte-t-on ? s’inquiète-t-elle. Pour combien de temps ?

— Au 780e étage, pour une semaine à peu près.

— Chez les ingénieurs moraux ?

— Oui.

— Non, pas là ! Pas là, je vous en prie !

— Ils sont gentils. Ils guérissent ceux qui souffrent.

— Ils vont me changer.

— Ils vous améliorent. Venez. Venez. Venez.

Pendant une semaine elle vit recluse dans une pièce hermétiquement close, emplie de fluides chauds et miroitants. Elle flotte mollement dans un courant calme. Elle se voit assise au faîte de l’immense tour qui lui sert de merveilleux piédestal. Des images s’échappent de son esprit et tout devient délicieusement nébuleux. On communique avec elle par l’entremise des terminaisons auditives encastrées dans les cloisons du caisson. Parfois elle aperçoit un œil qui la regarde à travers un objectif optique pendu au-dessus d’elle. Ils extirpent d’elle ses tensions et ses résistances. Le huitième jour, Memnon vient. On ouvre le caisson. Elle se retrouve nue, ruisselante. De petites gouttes de fluide scintillent et roulent sur sa peau. La pièce semble soudainement emplie d’hommes étranges. Ils sont tous habillés. Sa nudité devant eux lui donne l’impression de vivre un rêve, mais elle ne s’en inquiète pas vraiment. Ses seins sont ronds et fiers, son ventre lisse et plat, pourquoi avoir honte ? Des bras mécaniques la sèchent et l’habillent. Memnon la prend par la main. Elle sourit continuellement.