— Je t’aime, dit-elle doucement à Memnon.
— Dieu soit loué, soupire-t-il. Tu m’as tellement manqué.
Le jour est venu. Elle a fait ses adieux. Elle a eu deux mois pour cela ; d’abord à sa famille, puis aux amis de son village, ensuite à ceux de Chicago, et enfin à Siegmund et Mamelon Kluver, les seuls amis qu’elle ait en dehors de sa cité. Elle a revécu son passé en un rapide panoramique. Elle a visité l’appartement de ses parents et sa vieille école ; elle a même fait un tour du bâtiment comme un visiteur venu de l’extérieur. Pour la dernière fois de sa vie, elle a vu les centrales génératrices, la colonne des services et les stations de conversion de sa monade natale.
Pendant ce temps, Memnon n’est pas resté inactif. Chaque soir il lui rapporte ses occupations de la journée. Les 5 202 habitants de Monade Urbaine 116 qui ont été choisis pour être transférés dans la nouvelle tour ont élu douze délégués au comité de direction de Monade Urbaine 158, et Memnon est un des douze. C’est un grand honneur. Toutes les nuits, les douze participent à des séances en duplex avec tous les délégués des Chipitts afin de planifier les structures sociales du bâtiment qu’ils vont partager. Il a été décidé, raconte Memnon, de diviser la tour en cinquante cités de vingt étages chacune. Ces cités ne porteront pas des noms de villes disparues de l’ancienne Terre, comme cela était la coutume, mais des noms d’hommes célèbres du passé : Newton, Einstein, Platon, Galilée, et ainsi de suite. Memnon aura la responsabilité de tout un secteur s’occupant de la diffusion calorifique. Son rôle sera plus administratif que technique, grâce à quoi ils habiteront à Newton, la cité supérieure.
Memnon s’agite et se dépense avec un enthousiasme sans cesse croissant. Il attend avec impatience le signal du départ.
— Nous serons vraiment importants, dit-il à Aurea, en exultant. D’ici dix ou quinze ans, nous serons devenus des personnages légendaires. Les pionniers de Monade 158. Les Fondateurs. Dans un siècle, les gens écriront des poèmes sur nous.
— Et moi qui ne voulais pas partir, répond doucement Aurea. Je n’arrive pas à comprendre comment j’ai pu me conduire de façon aussi insensée !
— C’est toujours une erreur de réagir par la peur tant que l’on ne s’est pas rendu vraiment compte de la réalité des choses. À l’époque ancienne, on pensait qu’une population de 5 000 000 000 serait une catastrophe. Nous sommes aujourd’hui quinze fois plus nombreux, et regarde comme nous sommes heureux !
— Oui. Très heureux. Et nous serons toujours heureux, Memnon.
Le signal vient enfin. Des machines attendent devant la porte. Memnon leur indique la boîte qui contient leurs rares biens. Aurea rayonne. Elle contemple le dormitoir. Pour la première fois, elle remarque l’encombrement, la promiscuité de tous ces gens dans un espace aussi exigu. À 158, nous aurons notre appartement personnel, pense-t-elle.
Ceux qui restent se sont alignés et donnent à Memnon et Aurea une dernière accolade.
Memnon suit les machines, et Aurea suit Memnon. Ils montent jusqu’à l’aire d’atterrissage au 1 000e niveau. Il y a déjà une heure que le soleil d’été s’est levé, et il éclabousse de lumière les cônes des Chipitts. L’opération de transfert a déjà débuté ; des rapides pouvant transporter 100 passagers feront toute la journée la navette entre les Monades 116 et 158.
— Nous partons enfin ! s’exclame Memnon. Nous commençons une nouvelle vie. Loué soit dieu !
— Dieu soit loué ! dit Aurea en pleurant.
Ils pénètrent dans l’appareil, et celui-ci décolle presque aussitôt. Les pionniers de la nouvelle monade s’émerveillent à la découverte de leur nouveau monde. Que les tours sont belles, pense Aurea. Elles scintillent littéralement. Vues d’en haut, elles apparaissent disposées en une parfaite couronne ; 51 lances dressées sur un immense tapis vert. Aurea se sent très heureuse. Les mains de Memnon enserrent les siennes. Elle se demande comment elle a pu craindre ce jour béni. Elle voudrait demander pardon à l’univers pour sa folie.
Elle dégage une de ses mains et la pose doucement sur son ventre qui commence à s’arrondir. Une vie nouvelle est en train d’éclore en elle. Sans arrêt, de minuscules cellules se divisent et grandissent. L’enfant a été conçu le soir de sa sortie de cure. Elle a compris combien il est vrai que les conflits stérilisent. Maintenant, le poison du refus a été extirpé d’elle ; elle est prête à remplir sa destinée de femme.
— Comme cela va nous changer, dit-elle à Memnon, de vivre dans un bâtiment vide. Nous serons seulement 250 000 ! Combien de temps faudra-t-il pour le remplir ?
— Douze ou treize ans. Nous aurons peu de décès, puisque nous sommes tous jeunes – et beaucoup de naissances.
Elle rit.
— Bien. J’aime le monde.
Une voix résonne dans les haut-parleurs.
— Nous nous dirigeons maintenant vers le sud-est. Derrière vous, sur votre gauche, vous pouvez apercevoir Monade Urbaine 116 une dernière fois.
Les passagers se retournent pour regarder. Aurea ne se donne pas cette peine. Monade 116 ne la concerne plus.
3
Ce soir ils jouent à Rome, dans le nouveau centre sonore du 530e étage. Il y a bien longtemps que Dillon Chrimes n’est pas venu aussi haut dans le bâtiment. Cela fait des semaines que lui et son groupe tournent dans les niveaux inférieurs : Reykjavik, Prague, Varsovie – les cités de paupos. Enfin ! Eux aussi ont bien le droit de s’amuser. Dillon, lui, vit à San Francisco – ce n’est guère plus reluisant. Au 370e étage ; l’épicentre du ghetto culturel. Mais cela ne le gêne pas. Sa vie à lui ne manque pas de divertissements. Tout au long de l’année, il n’arrête pas de voyager d’une extrémité à l’autre de la tour ; cette période de cités inférieures n’est ni plus ni moins qu’une anomalie statistique. Il y a de grandes chances que le mois prochain ce soit Shanghai, Chicago, Edimbourg. Avec, comme toujours après le spectacle, la cour habituelle d’élégantes jeunes beautés.
Dillon a dix-sept ans. Il est d’une taille au-dessus de la moyenne, avec de longs cheveux blonds soyeux qui lui tombent sur les épaules. L’Orphée traditionnel. Des yeux bleus. Il aime voir se multiplier à l’infini les petits globes azurés quand il se regarde dans un miroir multiple. C’est un époux heureux. Sa femme, Electra, lui a déjà donné trois enfants, dieu soit loué ! Elle peint des tapisseries psychédéliques. Il lui arrive parfois de l’accompagner quand il part en tournée, mais cela est assez rare. Pas cette fois-ci. Il n’a connu qu’une seule femme qui lui plaise autant. À Shangai ; c’est l’épouse d’une grosse tête qui finira un jour ou l’autre à Louisville. Elle s’appelle Mamelon Kluver. Pour Dillon, les autres femmes sont tout juste bonnes à aller et venir avec, mais celle-ci c’est différent. Il n’a jamais parlé de Mamelon à Electra. La jalousie rend stérile. Il joue du vibrastar dans un groupe cosmique. Cela lui confère un statut spécial.
— Je suis unique, comme une sculpture fluide, lui arrive-t-il parfois de se glorifier.