En fait il n’est pas le seul musicien de vibrastar dans Monade 116 ; ils sont deux en tout, mais personne ne pourrait nier qu’être un sur un total de deux constitue déjà une certaine réussite. Il n’existe que deux groupes cosmiques dans le bâtiment. Il n’y a pas place pour un autre. Dillon n’a pas une très haute opinion du groupe rival, encore qu’il entre beaucoup de parti pris dans son jugement – il les a entendus trois fois en tout et pour tout. Des rumeurs avaient circulé selon lesquelles il aurait été question que les deux groupes jouent ensemble pour un super-concert balançant, peut-être à Louisville, mais personne n’a jamais cru sérieusement à cette histoire. Quoi qu’il en soit, ils suivent tous les deux leurs propres itinéraires programmés, montant et descendant au gré des impératifs culturels. Le contrat habituel est de cinq nuits dans une cité. Cela permet à tous leurs admirateurs, à Bombay par exemple, d’aller les écouter la même semaine, afin qu’ils puissent en discuter entre eux et partager leurs émotions. À ce rythme, le groupe peut théoriquement faire le tour de l’édifice en six mois. Mais il arrive que certains contrats soient prorogés. On a remarqué que les niveaux inférieurs avaient besoin d’un excédent de distractions. Alors le groupe circulera une quinzaine dans Varsovie. Une sérieuse décompression psychique s’impose-t-elle aux étages supérieurs ? Douze nuits de récital dans Chicago, peut-être. Il arrive aussi que les membres du groupe aient besoin de repos, ou que les instruments doivent être réaccordés et réglés – c’est alors un arrêt de deux semaines ou plus. C’est à cause de tous ces impedimenta qu’il existe deux groupes circulant dans la tour – grâce à quoi, chaque cité peut balancer au moins une fois par an un show cosmique. Dillon sait qu’en ce moment les autres sont à Boston pour la troisième semaine consécutive. La preuve que ça doit barder là-bas – déviationnismes sexuels, et tout le cirque !
Il est midi quand il se réveille. Electra est loyalement couchée à côté de lui. Les enfants sont partis à l’école depuis longtemps, sauf le bébé qui gazouille sur sa natte. Les artistes et les gens de spectacle ont le loisir de choisir leurs horaires. Les lèvres d’Electra se posent sur les siennes. Une cascade de cheveux lui noie le visage. Les mains de son épouse glissent sur ses reins, l’étreignent.
— Aime-moi, chante-t-elle, en le griffant doucement. Ne m’aime pas. Oh si, aime-moi.
— Tu es une vraie sorcière médiévale.
— Et toi, tu es si beau quand tu dors, Dill. Tes longs cheveux. Ta peau si douce. On dirait presque une fille. Tu me rendrais lesbienne.
— C’est vrai ? (Il rit, et coince ses parties génitales entre ses longues cuisses fuselées.) Alors, prends-moi ! (Il serre les jambes, et plisse sa poitrine pour montrer deux ersatz de seins.) Viens, halète-t-il. C’est l’occasion. Allez, à la manœuvre. Fais voir ta langue.
— Idiot. Arrête !
— Je croyais que tu me trouvais très belle.
— Tes hanches sont trop minces.
Elle lui dénoue les pieds et ouvre ses jambes. En demi-érection, le pénis se dresse. Doucement, du bout des doigts, elle le taquine et le caresse. Le membre viril se durcit, mais ils savent qu’ils ne feront pas l’amour maintenant. C’est rare qu’ils le fassent à cette heure-là, surtout avant une représentation. Et puis ce n’est pas l’ambiance qu’il faut – c’est une ambiance présexuelle, enfantine, faite de rigolades et d’espiègleries. Electra saute de la plate-forme de repos et la dégonfle d’un coup rapide sur la pédale, alors que Dillon est encore dessus. Un brusque souffle d’air et il se retrouve allongé sur le sol. Il la regarde marcher en dansant vers la douche. Il contemple ses fesses splendides, rondes et claires – la raie profonde et troublante – la cambrure élégante de ses reins. Il s’avance sur la pointe des pieds et pince doucement, pour ne pas laisser de marques, les merveilleux globes de chair. Puis il se glisse avec elle sous la douche. Le bébé commence à pousser de petits cris. Dillon tourne la tête pour l’admirer.
— Dieu soit loué, dieu soit loué, dieu soit loué ! chantonne-t-il, d’une voix d’abord basse puis de plus en plus haute. (Quelle bonne vie, pense-t-il. Comme l’existence peut être belle.)
— Veux-tu fumer ? lui demande-t-elle, tout en s’habillant. Elle a ceint sa poitrine d’un bandeau transparent. Ses tétons bruns semblent le narguer. Il ne regrette pas qu’elle ait cessé d’allaiter ; le processus biologique est merveilleusement émouvant, mais ces taches blanchâtres de lait qu’elle laissait partout commençaient à l’agacer. Encore un préjugé ridicule !
Il faisait le délicat, et elle aimait allaiter. D’ailleurs elle laisse encore le bébé téter son sein. Elle prétend que c’est pour le bien et le plaisir de l’enfant ; Dillon n’est pas dupe – il sait que c’est elle qui en jouit, mais il ne s’en formalise pas.
— Tu peins aujourd’hui ? demande-t-il, tout en cherchant ses vêtements.
— Ce soir. Quand tu seras en scène.
— Tu n’as pas beaucoup travaillé ces derniers temps.
— Les vibrations n’étaient pas bonnes.
C’est son idiome particulier. Elle doit se sentir enracinée à la terre pour pratiquer son art. Que les vibrations émises du centre de la planète la pénètrent, la transpercent de part en part, la torturent, et s’écoulent par les conduits de ses mamelons. Son corps embrasé et écartelé sécrète les images au rythme de la rotation planétaire. C’est du moins ce qu’elle prétend ; Dillon ne se permettrait jamais de mettre en doute le processus de création d’un artiste, surtout si ce quelqu’un est son épouse. D’ailleurs il admire son œuvre. Quelle folie c’eût été d’épouser une musicienne du groupe ! Et pourtant, à onze ans, il avait failli se marier avec la fille qui jouait de la harpe cométaire. À l’heure qu’il est, il serait veuf. Elle avait dévalé la chute ! La chute ! Elle l’avait bien méritée, cette infecte anomo ! Elle avait aussi entraîné dans sa chute un merveilleux incantateur, Peregrun Nonnelly. Ç’aurait pu être moi. Ç’aurait pu être moi. Ne vous mariez jamais entre confrères, les gars ; pas de blasphèmes !
— No fumar ? (Dernièrement, Electra s’est passionnée pour les langues anciennes.) Porque ?
— Je travaille ce soir. Les fluides galactiques s’évanouissent si je m’abandonne trop tôt.
— Cela ne te dérange pas que je fume ?
— Non, je t’en prie.
Elle prend un fumot dont elle fait sauter l’extrémité d’un coup d’ongle acéré. Très vite son visage s’empourpre, ses pupilles se dilatent. C’est une de ses qualités les plus adorables : sa facilité à se dérouler. Elle souffle des volutes vers le bébé qui glousse de joie. Le purificateur d’atmosphère bourdonne doucement avant de purifier l’air autour de l’enfant.
— Grazie mille, mama ! (C’est Electra qui a parlé, mais il semble que les mots viennent du nourrisson.) E molto bello ! E delicioso ! Was fur schônes Wetter ! Quella gioia !
Elle danse dans la pièce, psalmodiant des langues inconnues, puis, riant, elle se laisse tomber sur la plate-forme dégonflée. Ses dessous ruchés se retroussent ; un pubis ombré s’offre au regard de Dillon. Il est tenté de la prendre malgré sa résolution, mais il se ressaisit et se contente de l’embrasser de loin. Comme si elle suivait le cheminement de sa pensée, Electra tire chastement sur ses jupes et se rajuste. Il allume l’écran. Il a choisi la chaîne abstraite et aussitôt des motifs colorés jaspent le mur.
— Je t’aime, lui dit-il. Puis-je avoir quelque chose à manger ?
Après avoir programmé son petit déjeuner, elle sort. Elle a, paraît-il, rendez-vous cet après-midi chez le sanctificateur. En lui-même il est content de se trouver seul ; à certains moments, comme celui-ci, la vitalité d’Electra est pesante. Il doit se mettre dans l’ambiance du concert, et cela lui impose certains sacrifices spartiates. Il programme sur le pupitre électronique une oscillation tonale. Son crâne s’emplit de schémas sonores et il glisse doucement dans l’atmosphère propice. Pendant ce temps le bébé est bercé et choyé dans son alvéole. Dillon ne craint pas de le laisser seul quand, à 16 00, il doit partir pour le concert.