— Combien de gens d’ici vont être envoyés là-bas, Siegmund ? demande Aurea, les mains crispées.
— Je ne sais vraiment pas.
— Mais il va y en avoir, n’est-ce pas ?
— Aurea, dit Memnon doucement, pourquoi ne parlons-nous pas de quelque chose de plus gai ?
— Il y a des gens d’ici qui vont y être envoyés, insiste-t-elle. Allons, Siegmund. Tu passes tout ton temps avec les maîtres à Louisville. Combien ?
Siegmund rit.
— Tu te fais vraiment une idée exagérée de mon importance, Aurea. Personne ne m’a rien dit du peuplement de Monade Urbaine 158.
— Peut-être, mais tu connais la théorie. Tu peux imaginer combien.
— Oui, bien sûr. (Il est très froid ; pour lui ce sujet ne présente qu’un intérêt professionnel. Il ne semble pas s’inquiéter des raisons de l’agitation d’Aurea.) Il est évident que si nous devons remplir notre devoir sacré de créer la vie, il nous incombe aussi de nous assurer qu’il y a suffisamment de place pour que tout le monde puisse vivre. (Il remet en place une mèche rebelle. Son regard brille. Il aime assez s’écouter parler.) C’est pourquoi nous construisons sans cesse de nouvelles monades urbaines. Et, bien sûr, si une monade vient s’ajouter à la constellation des Chipitts, elle doit être peuplée par la constellation. C’est ce que j’appellerai du bon sens génétique. Quoique chaque monade soit assez grande pour permettre un brassage génétique suffisant, une certaine tendance à la stratification en cités et villages, à l’intérieur du même bâtiment, provoque un certain nombre de rapports consanguins qui, prétend-on, peuvent constituer un danger pour l’espèce à long terme. Mais si nous prenons cinq mille personnes dans chacune des cinquante monades, et que nous les mélangions dans une nouvelle monade, cela nous fournit un creuset génétique nouveau de 250 000 personnes. Cela dit, notre raison la plus impérieuse pour édifier de nouvelles monades est tout bonnement de régulariser la pression démographique.
— Sinon on explose ? demande Memnon.
— Non, je suis sérieux, répond Siegmund, en faisant une grimace. Bien sûr, c’est un impératif culturel qui nous commande de procréer toujours et toujours. C’est tout à fait naturel, après l’atroce période pré-monadiale quand on ne savait plus où loger les habitants de notre planète. Mais même dans notre monde organisé et prévoyant, il nous faut planifier. L’écart entre les naissances et les décès est important. Chaque monade urbaine est prévue pour loger 800 000 personnes confortablement, avec la possibilité d’en accueillir 100 000 de plus, mais c’est le maximum. En ce moment chaque monade, ayant plus de vingt ans d’existence dans la constellation des Chipitts, dépasse le maximum autorisé d’au moins 10 000 personnes en excédent, et deux ou trois sont encore au-delà de ce chiffre. Les choses n’en sont pas encore là chez nous, mais comme vous le savez vous-mêmes, il y a des grincements dans la machine. Chicago, par exemple, a 38 000…
— 37 402 ce matin, le reprend Aurea.
— D’accord. Cela fait presque 1 000 personnes par étage. La densité optimale programmée pour Chicago est seulement de 32 000. Cela signifie que, dans votre cité, la liste d’attente pour l’attribution d’un logement privé est longue d’une génération entière. Les dormitoirs sont pleins, et les gens ne meurent pas assez pour libérer suffisamment de logements pour les jeunes couples. C’est pourquoi Chicago laisse partir certains de ses meilleurs éléments vers Edimbourg, Boston, et… bien sûr, Shangai. Une fois que le nouveau bâtiment sera ouvert…
— Combien d’habitants de Monade 116 vont partir ? demande Aurea, d’une voix crispée.
— En théorie, 5 000 personnes par monade en moyenne, répond Siegmund. Ce chiffre pourra être plus ou moins revu afin de compenser des différences de population, mais il faut prendre 5 000 comme base. Dans notre bâtiment, il y aura un millier à peu près de volontaires pour partir…
— Volontaires ? dit Aurea, suffoquée. (Il lui paraît inconcevable que quelqu’un veuille quitter sa monade natale.)
Siegmund sourit.
— Des gens âgés, chérie. Entre vingt et trente ans. Certains parce qu’ils sont bloqués dans leur profession, d’autres parce qu’ils ne supportent plus leur voisinage, sait-on jamais ? Cela parait obscène, n’est-ce pas ? Mais il y aura un millier de volontaires. Cela signifie que 4 000 ou à peu près devront être choisis par tirage au sort.
— C’est ce que je t’ai dit ce matin, ajoute Memnon.
— Et ces 4 000 vont-ils être choisis au hasard dans toute la monade ? demande Aurea.
— Au hasard, oui, répond Siegmund tranquillement. Dans les dormitoirs pour jeunes mariés. Parmi ceux qui n’ont pas d’enfant.
Enfin. La vérité !
— Pourquoi parmi nous ? gémit Aurea.
— C’est le système le plus équitable et le plus charitable, explique Siegmund. Il serait inadmissible d’enlever de jeunes enfants à leur matrice urbaine. Les couples sans enfant ne sont pas unis par les mêmes liens que nous… que les autres… euh…
Il bafouille, comme s’il venait seulement de se rendre compte qu’il ne parle pas de généralités, mais d’Aurea et du drame qu’elle est en train de vivre. Aurea commence à sangloter.
— Je suis navré, chérie, s’excuse-t-il. C’est notre système, et c’est un bon système. En fait, c’est le meilleur.
— Memnon, nous allons être chassés ! Siegmund essaye de la tranquilliser. Elle et Memnon n’ont qu’une toute petite chance d’être tirés au sort, explique-t-il. Dans leur monade, il y en a des milliers et des milliers qui sont dans leur situation. Et puis, il y a tant de facteurs qui entrent en jeu. Mais il a beau insister, rien n’y fait. Un flux d’émotion brute jaillit d’elle et inonde la pièce. Soudain, elle a honte. Elle réalise qu’elle leur a gâché la soirée à tous. Pourtant Siegmund et Mamelon se montrent doux avec elle, et pendant le trajet de retour – cinquante-deux étages – Memnon ne la gronde pas.
Cette nuit-là, malgré le désir qui la brûle, elle tourne le dos à Memnon quand il avance vers elle. Longtemps, étendue, elle reste éveillée, écoutant les soupirs et les gémissements de bonheur des couples sur les plates-formes autour d’elle, puis le sommeil l’emporte. Aurea rêve qu’elle naît. Elle se trouve dans la salle génératrice de Monade Urbaine 116 à quelque 400 mètres sous terre, et on l’enferme dans une capsule élévatrice. Tout le bâtiment vibre. À côté d’elle grondent les énormes machines des salles de transformation des résidus qui font vivre l’immense édifice. Tous les secteurs enfouis et sombres qu’elle avait dû visiter quand elle allait à l’école respirent à son rythme. Maintenant la capsule l’emporte. D’abord Reykjavik où vit le personnel d’entretien, puis Prague la tumultueuse où chaque famille a dix enfants, puis Rome, Boston, Edimbourg, Chicago, Shangai, jusqu’à Louisville où les maîtres habitent dans un luxe inimaginable. À présent elle est arrivée au sommet, sur l’aire d’atterrissage où débarquent les rapides venus des monades lointaines. Tout à coup une trappe s’ouvre et elle est éjectée. Elle s’élève dans les airs à l’abri dans sa capsule, fouettée par les vents glacés de la haute atmosphère. Elle est à 6 000 mètres au-dessus du sol. Pour la première fois, elle contemple l’univers monadial. C’est donc ainsi, réalise-t-elle. Tant de bâtiments. Et encore tant d’espace !
Aurea dérive à travers la constellation de tours. C’est le début du printemps, et la nature verdit. Sous elle se dressent les édifices fuselés de ce site urbain. Là vivent plus de 40 000 000 d’êtres humains. La rigueur des tracés l’émerveille ; les bâtiments sont implantés géométriquement, de façon à former une série d’hexagones à l’intérieur d’une aire plus vaste. De larges pelouses vertes parfaitement entretenues séparent les édifices. Personne jamais ne les foule, mais leur vision est un délice pour les résidents des monades. À une telle hauteur, elles semblent merveilleusement douces et unies, comme si elles avaient été peintes sur le sol. Les gens des classes inférieures, habitant les niveaux inférieurs, ont la meilleure vue sur les jardins et les plans d’eau, ce qui est en quelque sorte une compensation. À une telle altitude, Aurea ne s’attend pas à percevoir distinctement les détails du sol, pourtant l’acuité de sa vision semble s’être brusquement multipliée dans son rêve. Elle distingue de minuscules fleurs dorées. Elle est capable de respirer le parfum de chaque espèce.