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Harpirias regarda par-dessus son épaule et vit que plusieurs Skandars manifestaient une certaine nervosité. Il entendit le déclic de lanceurs d’énergie mis en position de tir.

— Pas d’armes, fit-il sèchement. Ne reculez pas, mais n’engagez pas le combat avant qu’ils ne donnent l’assaut.

Il était pourtant difficile de considérer avec détachement la horde bigarrée de démons hurlants qui fondait sur eux. Harpirias lança un regard hésitant à Korinaam.

— Ils ne nous feront pas de mal, dit le Changeforme en souriant. Ils savent qui je suis et comprennent que je suis revenu porteur de bonnes nouvelles.

— J’espère que vous ne vous trompez pas, murmura Harpirias.

— Tendez les deux bras, la paume tournée vers l’avant : c’est le signe d’intentions pacifiques. Prenez un air aussi digne et majestueux que possible, et n’ouvrez pas la bouche.

Harpirias prit la pose et se sentit fort ridicule. Quelques instants plus tard, les Othinor, arrivés à leur hauteur, les encerclèrent et se lancèrent, avec maintes gambades et cabrioles, dans une démonstration de force barbare presque risible, en criant, en tirant la langue et en agitant lances et épées sous leur nez avec une ardeur théâtrale.

Il ne s’agit peut-être que de cela, songea Harpirias : une mise en scène, un étalage de force. Leur manière dérisoire de signifier à des étrangers que leur peuple ne doit pas être traité à la légère.

Korinaam s’adressa à eux : lentement, d’une voix forte et claire, il commença à émettre des sons âpres et gutturaux, un baragouin dans lequel se glissait de loin en loin un mot aux consonances presque familières. L’un des Othinor, un homme de haute taille, au visage émacié, à l’accoutrement et aux peintures plus recherchés que ceux des autres, lui répondit, avec un débit beaucoup plus rapide ; après un silence, Korinaam reprit la parole, répétant en apparence ce qu’il avait dit précédemment. Les palabres se poursuivirent plusieurs minutes, en longs échanges de paroles incompréhensibles.

Harpirias commença à se rendre compte que l’idiome de cette tribu avait une lointaine parenté avec la langue parlée sur l’ensemble de la surface de Majipoor. Comme celui des hommes des Marches, c’en était une forme altérée, transformée, difficilement reconnaissable pour un citadin. Mais la divergence était allée encore plus loin dans cette région écartée. Le parler des hommes des Marches n’était en fait qu’une variété rudimentaire du Majipoori ; l’étrange jargon de ces hommes, qui avait évolué au long de millénaires d’isolement, semblait pratiquement être devenu une langue différente. Harpirias se demanda dans quelle mesure Korinaam la comprenait.

Assez bien, apparemment. Les Othinor avaient cessé leurs cabrioles grotesques et se tenaient calmement en cercle autour d’eux. Celui qui avait été le premier à répondre à Korinaam – était-il leur roi ? Non, probablement une sorte de prêtre, décida Harpirias – continuait de discuter avec lui, mais d’une manière moins cérémonieuse, sur le ton de la conversation ; plusieurs autres, après avoir examiné les Skandars et les Ghayrogs d’Harpirias avec une évidente fascination devant des êtres à l’aspect aussi étrange, s’avancèrent pour faire une inspection plus minutieuse.

Un Othinor porta précautionneusement le bout des doigts sur les écailles lisses et rigides de Miguun Troyzt, le mécanicien Ghayrog, et frotta doucement. Les yeux froids et fixes de Mizguun Troyzt demeurèrent inexpressifs, mais les ondulations de ses cheveux serpentins traduisirent son profond mécontentement. Il recula de quelques centimètres, mais l’Othinor allongea un peu plus le bras.

— Je ne veux pas qu’on me touche comme ça, murmura le Ghayrog entre ses dents.

— Moi non plus, fit Éskenazo Marabaud, le capitaine des Skandars.

Un autre Othinor s’était dressé sur la pointe des pieds pour tirailler la dense fourrure rousse qui couvrait le large poitrail du Skandar et commençait de tirer sur sa paire inférieure de bras, comme pour s’assurer qu’ils étaient réellement attachés à son corps.

Harpirias se retint de rire. Mais tous les Othinor s’étaient mis à palper et à pousser vigoureusement du doigt les Skandars et les Ghayrogs ; il vit qu’un incident pouvait éclater à tout moment.

— Vous feriez bien d’arrêter cela, dit-il à Korinaam.

— Je ne peux pas les en empêcher, répondit le Changeforme. C’est une curiosité naturelle de leur part. Vos hommes devront s’y faire.

— Et combien de temps suis-je censé rester les bras ouverts ?

— Vous pouvez les baisser. Nous sommes officiellement invités dans le village. Le prêtre m’a dit que le roi Toikella se réjouit de faire votre connaissance. Venez, prince : on nous attend au palais royal.

6

Le palais du monarque des Othinor était, comme il fallait s’y attendre, le plus imposant des bâtiments du village, une construction de trois étages, à l’extrémité orientale, dont la façade blanche était couverte de haut en bas d’entrelacs de motifs fantastiques sculptés dans la glace, d’une prodigieuse complication. Mais l’intérieur n’était constitué que d’une unique et vaste salle, d’une hauteur et d’une largeur extraordinaires, que pas une seule colonne ne soutenait. Une telle construction, se dit Harpirias, doit amener la force de tension des blocs de glace utilisés pour la bâtir à leur limite extrême.

Dans la vaste salle sombre, enfumée et humide, l’atmosphère confinée était étouffante, étonnamment chaude, et il flottait une odeur fétide de poisson. De lourdes tentures ornaient les murs et le sol était couvert de joncs séchés qui craquaient désagréablement sous le pied. Le seul éclairage provenait d’une grande cuve à parois de cuir, placée dans un trou profond, au beau milieu de la salle, contenant une mystérieuse huile sombre qui brûlait lentement en produisant une lumière bleutée et tremblante. Derrière, le roi Toikella siégeait sur son trône, une sorte d’estrade stupéfiante, faite d’une multitude d’ossements colossaux, un véritable ossuaire, soigneusement assujettis et élégamment entrecroisés – fémurs, côtes, immenses défenses incurvées, omoplates, maxillaires –, un imposant siège royal, entièrement construit avec les squelettes des animaux gigantesques vivant sur ces terres glacées.

Quant au roi, il était digne d’un tel trône : un géant ventripotent, totalement chauve, d’une laideur saisissante, portant en tout et pour tout une bande de cuir autour des reins et un grand collier d’os taillés et de longues dents jaunes en sautoir. Son visage, son dos et ses épaules étaient zébrés de bandes éclatantes de peinture. Il tenait dans sa main gauche un gros morceau de viande grasse et sanguinolente, calcinée d’un côté, pratiquement crue pour le reste, qu’il était occupé à ronger à l’arrivée d’Harpirias et Korinaam. Une grappe de femmes à demi nues, aussi grasses et laides que lui pour la plupart – épouses, concubines royales, princesses ? – se prélassait au pied du trône.

Le Changeforme s’avança, prit l’attitude de soumission que devait exiger l’étiquette – bras écartés et levés, paumes vers l’avant – et prononça d’une voix lente, à l’adresse du roi, un long discours auquel Harpirias ne comprit pas un traître mot. Quand il eut terminé, le roi garda le silence un moment. Il arracha une bouchée de viande, la mastiqua pensivement. Il observa Harpirias avec attention. Puis – lentement, solennellement – il se redressa majestueusement de toute sa taille et parla longuement, la viande encore dans la bouche, de la voix la plus grave qu’il eût jamais été donné à Harpirias d’entendre sortir d’une gorge humaine. C’était un grondement sourd qui s’apparentait plus à la voix d’un Skandar qu’à celle d’un homme.