Выбрать главу

Quand il eut terminé, il détacha un autre énorme morceau de la cuisse qu’il tenait à la main et le lança d’un geste désinvolte à Harpirias, qui, malgré sa surprise, le saisit au vol.

— Le roi vous souhaite la bienvenue, murmura Korinaam.

— Dites-lui que je le remercie de son amabilité.

— Pas encore. Mangez d’abord ce qu’il vous a donné.

— Vous êtes sérieux ?

— On ne peut plus. Mangez, prince.

Harpirias considéra la viande d’un air renfrogné.

Une odeur forte, âcre et peu appétissante s’en échappait. Un seul bout paraissait cuit. Le reste était d’un rouge vif, honnis le gros cordon de gras et de nerfs qui la traversait en son milieu. Harpirias la retourna et s’assura subrepticement qu’il n’y avait pas d’asticots.

— Mangez, répéta le Métamorphe. On ne peut refuser un morceau de viande de la portion du roi.

— Ah ! fit Harpirias. Oui. Oui, bien sûr.

Tout cela commençait à lui paraître quelque peu irréel. Majipoor, la planète civilisée et paisible semblait très loin. Peut-être s’était-il égaré dans un univers étrange et inconnu, peut-être était-il en proie à une hallucination particulièrement vive. Ou peut-être dormait-il et s’agissait-il simplement de quelque sinistre message du Roi des Rêves. Mais si c’était un rêve, il ne voyait aucun moyen d’en sortir.

Harpirias se dit qu’il y avait bien pis dans la vie que de manger de la viande à moitié crue ; et aussi qu’un diplomate est souvent contraint de se conformer aux coutumes de ses hôtes. Il prit une bouchée. La viande n’était pas aussi mauvaise que son aspect le laissait craindre. Il avait goûté nourriture moins agréable à la chasse, dans les forêts du Mont du Château. La deuxième bouchée fut moins plaisante : il était tombé sur le gras et dut lutter pour retenir des haut-le-cœur. Mais il se ressaisit et mordit de nouveau dans la viande. Le roi Toikella l’observa avec intérêt.

— Remerciez-le maintenant de ma part, dit Harpirias au Changeforme.

— Vous n’avez pas tout mangé.

— Lui non plus. Nous pouvons continuer pendant que nous discutons.

— Prince, je pense…

— Exprimez-lui mes remerciements, coupa Harpirias. Sur-le-champ.

Korinaam acquiesça d’un petit signe de tête. Se tournant vers le trône, il se lança d’une voix forte dans un discours fleuri. Le roi écouta, avec plaisir, semblait-il, hocha énergiquement la tête au bout d’un moment et articula une longue réponse dans laquelle Harpirias reconnut de loin en loin dans le dialecte montagnard les mots Coronal et lord Ambinole, au milieu du torrent de paroles gutturales. Puis Harpirias se rendit compte que le roi le regardait bien en face chaque fois qu’il prononçait ces mots.

Un soupçon affreux commença à poindre en lui.

— Un instant, lança-t-il vivement à l’adresse de Korinaam, quand Toikella donna l’impression d’arriver au terme de son discours. Qu’avez-vous fait ? Vous ne lui avez tout de même pas dit que je suis le Coronal ? Vous savez que je vous avais ordonné de ne pas le faire.

— En effet, répondit le Changeforme avec un geste d’excuse. Et je ne l’ai pas fait. Mais je crains qu’il n’ait tiré tout seul cette conclusion hâtive.

— Eh bien, faites en sorte qu’il revienne de son erreur. Immédiatement. Je ne veux pas négocier sous une fausse identité.

Korinaam parut troublé. Sa silhouette se mit à trembler et à onduler sur le pourtour, le signe patent d’une vive émotion chez un Changeforme.

— Le moment n’est pas bien choisi pour le lui dire. Cela ne ferait que le perturber, peut-être l’irriter, alors que tout s’est bien passé jusqu’à présent. Nous aurons plus tard de nombreuses occasions de clarifier la situation.

— J’ai dit tout de suite. Pas plus tard. Il faut qu’il comprenne qu’il a fait erreur, que je ne suis que l’émissaire du Coronal et non le Coronal en personne. C’est un ordre, Korinaam. Je veux qu’il soit parfaitement clair pour lui que…

Mais le roi Toikella avait repris la parole. Le Métamorphe fit des signes pressants à Harpirias pour l’inciter à se taire, et Harpirias céda. Tout à sa contrariété, il prit une nouvelle bouchée de viande, sans même s’en rendre compte.

Il songea avec morosité qu’il était entièrement au pouvoir du Changeforme : incapable de communiquer oralement avec le roi Toikella, il était obligé de se fier à son interprète Métamorphe pour toutes les discussions. Korinaam était libre de raconter au roi ce qu’il voulait, Harpirias ne connaîtrait jamais la vérité. Cela pouvait devenir un problème. À vrai dire, c’en était déjà un. Toikella acheva son laïus et attendit. Le Changeforme se tourna vers Harpirias.

— Le roi dit qu’il est enchanté de votre venue.

— Très bien. J’aimerais que vous lui demandiez si les otages sont en bonne santé.

— Encore une fois, prince, je vous adjure d’être patient. Le moment de s’enquérir de cela n’est pas encore venu.

Une nouvelle flambée de rage parcourut Harpirias.

— Suis-je l’ambassadeur, Korinaam, ou est-ce vous ?

— Il n’y a aucun doute à ce sujet, répondit le Changeforme avec un grand geste d’obséquiosité.

— Il semble pourtant que vous vous posiez en arbitre suprême de ce qu’il m’est permis de dire. Sur ce sujet, je suis obligé d’insister. La connaissance de l’état de santé des otages est de la plus haute…

— Il nous faut supposer que la santé des otages est excellente, prince, fit Korinaam d’un ton conciliant. Mais il serait inconvenant et prématuré de poser à présent des questions à leur sujet. Pis, ce serait impoli.

— Impoli ? Ce barbare à moitié nu est juché sur un trône fait d’ossements, il ronge un bout de viande presque crue et m’oblige à faire comme lui, et vous me dites que nous avons envers lui un devoir de politesse ?

— La politesse est toujours utile dans les affaires de ce genre, répliqua Korinaam en adressant à Harpirias un sourire mielleux. La patience aussi. Je vous conjure, prince, de vous en remettre à moi. Je sais comment vivent ces gens. Pas vous.

Il n’a pas tort, reconnut Harpirias.

Il était en tout état de cause impossible de poursuivre dans l’immédiat la conversation avec le roi, car Toikella venait de descendre de son trône et lançait des ordres d’une voix de stentor à différents membres de son entourage.

— Que dit-il ? demanda Harpirias au Métamorphe.

— Que l’on doit nous conduire à nos appartements, pour nous permettre de prendre quelques heures de repos après notre long et éprouvant voyage. Un banquet sera donné ce soir en notre honneur. Dans la tradition de l’hospitalité Othinor.

— J’imagine la scène, fit Harpirias, la mine lugubre.

Pour loger ses invités, le roi des Othinor mit à leur disposition une douzaine de chambres dans une maison de glace basse et biscornue, au bout du village, à l’extrémité opposée du palais royal. Les Skandars d’Harpirias durent loger à trois ou quatre par chambre et se trouvèrent fort à l’étroit pour des créatures de leur corpulence ; ses quatre Ghayrogs, préférant rester entre eux, occupèrent deux autres pièces ; Harpirias et Korinaam se virent offrir le luxe d’une chambre particulière.