Выбрать главу

Comme la première fois, on fit disparaître le cadavre de l’animal et on purifia rituellement l’esplanade des taches de sang. Harpirias entendit des chants discordants bien avant dans la nuit. Les négociations du lendemain ne se passèrent pas bien. Korinaam était mal à l’aise avant même l’ouverture de la séance.

— Faites montre d’un peu de patience aujourd’hui, recommanda le Changeforme à Harpirias au moment où ils pénétraient dans la salle du trône. Il sera d’une humeur exécrable. Ne le provoquez en aucune manière. Je suggère de vous contenter d’exprimer vos regrets de la mort choquante d’un nouvel hajbarak sacré et de demander un renvoi immédiat de la séance.

— C’est du temps perdu, Korinaam. Il faut que je l’interroge sur cette idée monstrueuse de forcer les prisonniers à coucher avec des femmes de la tribu.

— Interrogez-le une autre fois, prince. Je vous en prie. Je vous en prie !

— Laissez-moi être juge de ce qu’il convient de faire.

Mais il n’eut guère l’occasion de définir l’ordre du jour de la discussion. Le roi paraissait très secoué. Maussade, distant, énervé, il les salua d’un grognement bourru et d’un petit signe négligent de la main gauche.

Harpirias demanda au Changeforme de faire savoir d’entrée de jeu que l’ambassadeur souhaitait aborder certains sujets relatifs à la situation des otages. Un risque calculé, estima Harpirias. Korinaam se montra réticent, mais, autant qu’Harpirias pût en juger, il s’exécuta.

Avachi sur son trône, Toikella garda le silence et se contenta d’un grognement accompagné d’un haussement d’épaules.

— Dites-lui que c’est à propos des femmes qu’on leur envoie, poursuivit Harpirias. Que j’ai été extrêmement troublé d’apprendre ce qui se passait. Que je m’élève avec la plus grande vigueur contre de tels agissements.

— Prince, je vous conjure…

— Dites-le-lui. Suivez précisément mes instructions.

Korinaam acquiesça d’un signe de tête résigné. Il se retourna vers le roi et lui adressa quelques mots.

Cette fois, la réaction fut immédiate et violente. Le visage de Toikella s’empourpra et devint d’un rouge ardent. Il martela les accoudoirs du trône et poussa des rugissements presque incohérents. Puis, se ressaisissant, il s’adressa plus calmement au Changeforme, mais d’un ton grave et impérieux qui ne laissait planer aucun doute sur la colère qui couvait en lui. À mesure qu’il parlait, il recommençait à hausser la voix.

— Vous voyez, prince ? fit Korinaam avec une certaine suffisance.

— Que dit-il ?

— En substance, qu’il n’a pas l’intention d’aborder ce sujet avec vous. Que la chose n’est pas négociable et qu’il estime, en tout état de cause, que vous n’êtes pas qualifié pour en parler. À propos, il emploie la forme dépréciative du pronom vous.

— La forme dépréciative ?

— Celle qu’ils emploient quand ils veulent jeter le doute sur la virilité d’un ennemi.

Harpirias sentit la moutarde lui monter au nez.

— Encore cette histoire, hein ? Eh bien, vous pouvez lui dire de ma part…

— Attendez, coupa Korinaam. Le roi avait repris la parole.

— Il dit… que nous devons nous retirer. Immédiatement.

— Pas de discussions aujourd’hui. La réunion est annulée.

— Parce qu’il est encore bouleversé par l’affaire du hajbarak ?

— Pas seulement. C’est beaucoup plus compliqué. Il était déjà de méchante humeur, mais vous avez envenimé les choses, je le crains. Je vous avais pourtant mis en garde. Il est dans une rage folle. Nous devons partir, sans plus attendre.

— Vous ne parlez pas sérieusement. Encore une journée gâchée ? L’hiver sera là avant que nous ne nous soyons mis…

— Nous n’avons pas le choix. Si vous compreniez ce qu’il est en train de dire, vous en seriez convaincu. Venez… venez… il va lancer sur nous des morceaux de son trône si nous restons une minute de plus. Venez, prince ! insista Korinaam en tirant nerveusement sur la manche du pourpoint d’Harpirias.

— Très bien, fit Harpirias, quand ils furent sortis. Qu’est-ce qui l’a jeté ainsi hors de ses gonds ?

— C’est le problème de votre vœu de chasteté, prince. Voilà ce qui le dérange, bien plus que les otages ou n’importe quoi. Quand vous avez commencé à parler des femmes qu’ils envoient auprès des otages, cela lui a rappelé autre chose : sa fille que vous avez repoussée.

— Mon vœu ne le regarde en aucune manière.

— Mais si, prince. Mais si. Comme les hommes retenus dans la caverne vous l’ont dit hier, il compte bien que vous engendrerez un royal héritier. Il est furieux que vous ayez éconduit sa fille et les pourparlers resteront au point mort tant que vous ne l’aurez pas honorée et qu’elle ne portera pas dans son ventre le fils d’un Coronal.

— Le fils d’un Coronal ! s’écria Harpirias. C’est ce qu’il s’imagine obtenir de moi ?

Il crut percevoir dans les yeux impénétrables du Changeforme une lueur de plaisir narquois. Mais Korinaam garda le silence.

— Pour l’amour du Divin, Korinaam, voyez-vous ce que vous avez fait ? Je vous ai dit et répété sur tous les tons que je n’aimais pas l’idée de le laisser croire que j’étais lord Ambinole. Je vous ai ordonné, à trois reprises au moins, de lui dire la vérité. Mais vous avez refusé, une fois, deux fois, trois fois… et voyez où nous en sommes. Il veut pour petit-fils le descendant d’un Coronal, mais comment pourrais-je le satisfaire ? Je ne suis pas le Coronal, Korinaam ! Non et non !

— Vous êtes de sang royal, prince.

— Cela remonte à mille ans.

— Peu importe. Votre ancêtre fut un grand monarque. Même si vous n’êtes pas Coronal vous-même, nous pouvons expliquer que vous êtes de lignée royale. Faites cet enfant, et Toikella sera satisfait.

— « Faites cet enfant » ? bredouilla Harpirias. Mais que dites-vous ?

— Est-ce une corvée si pénible ? Cette jeune fille m’a paru assez agréable de sa personne.

— Comme si vous y connaissiez quelque chose, soupira Harpirias. Mais son physique n’a rien à voir avec la question. Non, je ne le ferai pas, conclut-il d’un ton résolu. Non. Nous allons retourner dans la salle du trône et vous lui direz la vérité, c’est tout.

— Il nous tuera, prince, répliqua le Changeforme d’un ton où la moquerie était absente.

— Vous êtes sérieux ?

— Il vous prend pour le monarque. Il est trop tard pour le détromper. Il tire trop d’orgueil de voir le Coronal de Majipoor courber l’échine devant lui. Si nous lui révélons si tardivement que nous l’avons laissé se méprendre sur votre véritable identité, il nous tuera tous deux sur-le-champ. Croyez-moi, prince.

— Mais ce serait un acte de guerre ! Le gouvernement de Sa Majesté enverrait une armée pour le conduire en prison, où il resterait jusqu’à la fin de ses jours.

— Il n’a pas la moindre idée de la puissance de ce gouvernement, rétorqua Korinaam. Comme vous le savez, il est persuadé que le Coronal n’est qu’un petit chef tribal, ni plus important ni plus puissant que lui-même, et qu’un envahisseur ne pourrait jamais lancer avec succès un assaut contre son village. Il finirait, bien sûr, par découvrir qu’il est dans l’erreur. Mais, vous et moi, nous serions déjà morts.

Sans espoir. C’était sans espoir. Harpirias comprit qu’il était totalement coincé par le refus obstiné de Korinaam de dire la vérité au roi et les convictions erronées de Toikella.

Il se retira dans sa chambre pour réfléchir à la situation.

Cela avait été pure folie de laisser Korinaam entretenir si longtemps cette absurde méprise. Pour arriver à une situation inextricable. Être forcé de prolonger, sous peine de mort, la supercherie absurde consistant à se faire passer pour le maître du Mont du Château… et s’entendre demander d’offrir au roi un héritier dans les veines duquel le sang royal de Majipoor se mêlerait à celui du chef des Othinor…