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C’était assurément un grand crime contre le royaume de se faire passer pour un Coronal. Malgré toutes les explications qu’il pourrait fournir pour avoir commis une telle imposture, il savait que ce ne serait même pas la peine d’essayer. Et pourtant… et pourtant… Lord Harpirias, Coronal de Majipoor ! Il pouvait faire semblant, s’il avait une bonne raison pour cela. Pour la réussite de sa mission ? Se comporter comme le souverain ? Parcourir ce royaume de glace et de misère comme le vrai maître du Mont du Château, comme s’il était celui qui occupait le glorieux Trône de Confalume, celui dont la couronne à la constellation ceignait le front ? Comment Toikella pourrait-il jamais savoir qu’il n’en était rien ? Non. Non. Chimères de songe creux. Il ne pouvait pas plus s’imaginer en Coronal qu’en vieillard. Il était Harpirias de Muldemar, un jeune homme de la lignée de Prestimion, un petit prince de l’aristocratie du Mont du Château. Il voulait continuer d’être Harpirias de Muldemar. Il s’en contentait. Il n’avait pas de plus hautes ambitions. Se faire passer, même dans cette contrée, même pour un temps limité, même par prétendue nécessité diplomatique, pour le monarque de la planète serait un sacrilège inavouable.

Il savait qu’il devait sans tarder sortir de cette situation stupide dans laquelle Korinaam l’avait enfermé. Mais comment faire ? Comment ? Aucune réponse ne lui vint à l’esprit. Seul dans sa chambre, il continua de s’interroger très avant dans la soirée.

Puis, très tard, il entendit une voix à sa porte, une voix de femme prononçant doucement des paroles qu’il ne comprenait pas.

— Qui est là ? demanda-t-il. Mais il avait une idée de l’identité de la visiteuse. Elle articula encore quelques mots. Sa voix semblait avoir des accents plaintifs, implorants.

Harpirias s’avança vers la porte, écarta la portière de cuir. C’était bien elle : celle qui était déjà venue à lui, la brune et jeune fille du roi. Elle avait mis cette fois de la recherche dans sa toilette : jolie robe de fourrure blanche, bottes de cuir, élégant ruban écarlate dans la masse brillante des cheveux. Un éclat d’os taillé et effilé perçait de part en part sa lèvre supérieure : une parure tribale, sans doute.

Elle paraissait terrifiée. Elle fixait sur lui des yeux écarquillés et tremblait d’une manière qui n’avait rien à voir avec la température. Un muscle se contractait convulsivement sur sa joue. Harpirias la considéra un long moment, ne sachant que faire.

— Non, dit-il enfin, en s’efforçant de s’exprimer avec douceur. Je suis sincèrement désolé, mais je ne peux pas faire ça. Je ne peux vraiment pas.

Il eut un sourire triste, secoua la tête, indiqua la porte.

— Comprenez-vous ce que je dis ? Il faut partir. Ce que vous voulez de moi, je ne peux vous le donner.

Elle fut parcourue d’un frisson convulsif. Tendit les mains vers lui. Elles tremblaient.

— Non, fit-elle. Non… s’il vous plaît… s’il vous plaît…

— Vous connaissez le Majipoori ? demanda Harpirias, stupéfait de l’entendre parler sa langue.

Pas beaucoup, apparemment. Il avait l’impression que la jeune fille récitait des phrases apprises par cœur.

— S’il vous plaît… s’il vous plaît… je peux… entrer ?

Il vint brusquement à l’esprit d’Harpirias que Korinaam lui avait appris ces quelques mots. Cela lui ressemblait tout à fait.

— Vous ne pouvez pas, fit-il en secouant derechef la tête. Il ne faut pas. Je ne vous ferai pas…

— S’il vous plaît !

Elle avait lancé ce cri d’une voix implorante. Elle semblait sur le point de se jeter à ses pieds.

Comment la renvoyer, dans l’état où elle était ? En soupirant, Harpirias lui fit signe d’entrer. Juste un petit moment, se dit-il. Un petit moment, et ce serait tout.

La jeune fille fit quelques pas hésitants dans la chambre glaciale. Elle ne parvenait pas à maîtriser les frissons qui la secouaient. Harpirias eut envie de la prendre dans ses bras pour la réconforter. Mais il ne pouvait se le permettre. Il était important de conserver ses distances.

À l’évidence, elle avait épuisé sa maigre provision de mots compréhensibles. Sans plus recourir au langage, elle commença de s’exprimer par gestes, leva les bras très haut, les fit redescendre le long de ses flancs en un ample mouvement qu’elle répéta à plusieurs reprises. Harpirias s’efforça de comprendre ce qu’elle mimait. Quelque chose de gros. Une montagne ? Était-ce ce qu’elle voulait représenter ? Y avait-il un rapport avec les deux cadavres d’animaux poussés au milieu du village, du haut de la paroi rocheuse ?

Elle fit descendre une main le long de son corps, décrivant une large courbe qui allait du front aux genoux. Pour indiquer son ventre ? Une représentation de la grossesse qu’elle désirait ? Peut-être pas. Elle fit de nouveau le geste de la montagne, puis celui du ventre. Il l’observa sans comprendre. Elle ouvrit la bouche, montra ses dents. Puis la montagne. Le ventre. Encore les dents.

Harpirias secoua la tête.

Elle s’interrompit un instant pour réfléchir. Puis elle pointa obliquement les bras vers le sol, un geste qui semblait indiquer une haute taille, et se mit à marcher dans la pièce, les jambes raides, imitant une démarche comique de lourdaud.

Il était complètement perdu. Un animal ? Un gros animal ? Un hajbarak ?

— Non. Non.

Elle parut agacée par sa stupidité. Encore une fois la montagne, le ventre, les dents. La démarche raide et engourdie. Cette fois, la lumière se fit dans l’esprit d’Harpirias.

Une montagne qui marche… un gros ventre… et les dents… Un homme grand, ventripotent, à la denture particulière…

— Toikella ! s’écria-t-il.

La jeune fille hocha joyeusement la tête. Enfin ils se comprenaient.

Il attendit. Elle parut réfléchir de nouveau. Puis, comme le premier soir où elle était venue le voir, elle montra la pile de fourrures, se tapota la poitrine, tendit la main à Harpirias. Il s’apprêta à lui expliquer encore une fois qu’il ne voulait pas coucher avec elle. Sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, elle imita de nouveau Toikella ; puis elle se gonfla les joues en roulant des yeux furibonds, une évocation évidente du courroux royal, et se mit à faire des bonds dans la chambre en brandissant furieusement une épée ou une lance imaginaire. Après quoi, rapetissant pour passer de la taille de Toikella à la sienne, elle se prit les épaules à deux mains et laissa son regard devenir vitreux. Blessée. Mourante.

— Toikella te tuera si je ne couche pas avec toi ? demanda Harpirias. C’est bien cela ?

Elle lui lança un regard de détresse, indiquant qu’elle ne comprenait pas. Il répéta, en prenant soin de parler plus fort et plus lentement.

— Le roi… te… tuera ?

Elle haussa les épaules et recommença sa mimique depuis le début.

— Il nous tuera tous les deux ? fit Harpirias. Il me tuera, moi ?

Mais les paroles étaient inutiles. À l’évidence, elle avait déjà utilisé tous les mots de la langue d’Harpirias, au nombre de quatre ou cinq, qu’elle avait appris. Il n’en connaissait que deux ou trois de la sienne, qui ne pouvaient lui être d’aucun secours.

Elle l’implora des yeux. Posa sur lui un regard désespéré, puis se tourna vers la pile de fourrures. Elle s’offrait de nouveau.

Harpirias se dit qu’il avait probablement saisi l’essentiel de sa pantomime angoissée. Le roi avait ordonné à sa fille de lui donner un héritier. Rien ne pourrait l’en faire démordre. Si Harpirias la chassait, comme il l’avait déjà fait, Toikella, aveuglé par la colère, serait porté aux pires extrémités.