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— Cela prendra combien de temps ? Une semaine ? Un mois ?

— Deux jours. Un pour l’ascension, un pour la descente. Peut-être un troisième si le gibier est rare.

— Par la Dame ! Si cela continue, jamais nous n’arriverons…

— Vous êtes invité à l’accompagner, poursuivit benoîtement Korinaam. Je vous conseille d’accepter. La chasse royale de l’été est une grande fête sacrée et c’est un grand honneur qu’il vous fait en vous y invitant.

— Dans ce cas, je n’insiste pas, fit Harpirias, un peu calmé.

Mais tous ces délais n’en étaient pas moins agaçants.

Le reste de la réunion fut consacré aux préparatifs de la partie de chasse, après quoi Harpirias et Korinaam regagnèrent leurs appartements.

— C’est vous, n’est-ce pas, demanda Harpirias, chemin faisant, qui avez appris à cette fille des mots comme « s’il vous plaît », et « entrer » ?

— J’ai eu le sentiment que la situation devenait dangereuse. Elle avait besoin de moi.

— Dangereuse pour qui ?

— Le roi lui en voulait beaucoup de n’avoir pas su vous séduire le premier soir. Pour lui, l’échec de sa fille confinait à la trahison. Il est toujours dangereux de s’attirer le ressentiment d’un roi barbare.

— Vous croyez qu’il l’aurait fait supprimer, si je n’avais pas cédé à…

— C’était une possibilité. Il m’a paru plus prudent de ne pas en courir le risque. Le roi était résolu à arriver à ses fins. Si celle-ci avait échoué, il aurait simplement envoyé une autre femme.

— Vous êtes certainement dans le vrai, fit Harpirias.

Ils firent quelques pas en silence. Puis une autre idée vint à l’esprit d’Harpirias et il interrogea le Métamorphe.

— Connaîtriez-vous par hasard la signification du mot Othinor « shabilikat » ?

— Comment ?

— « Shabilikat », répéta Harpirias. Ou quelque chose d’approchant. C’est un mot qu’elle a prononcé juste au moment où nous étions, elle et moi… où nous étions sur le point de…

— Pouvez-vous le redire ?

Harpirias répéta le mot, distinctement, en détachant les syllabes. Korinaam fut long à réagir. Puis il se mit à rire, ce qui était très inhabituel chez lui. Le rire commença comme un son discret, contenu, qui ne tarda pas à éclater bruyamment.

— Alors, c’est drôle ?

— Obscène, plus précisément. C’est… absolument… dégoûtant…, répondit Korinaam, qui paraissait positivement électrisé par ce mot. Mais vous l’estropiez abominablement. C’est plutôt comme ceci…

Et il éructa quelque chose de rocailleux, qui comportait le même nombre de syllabes, mais où s’amoncelait comme un tas de rochers une succession invraisemblable de consonnes.

— Cela ressemble-t-il plus à ce qu’elle a dit ?

— Je suppose. Qu’est-ce que cela signifie ?

Korinaam hésita. Il se mit à ricaner d’une manière qui donna à Harpirias envie de lui balancer une paire de gifles.

— Je ne peux pas le dire à voix haute. C’est trop dégoûtant.

— Allons ! Vous n’êtes plus un enfant, Korinaam. Ne faites pas l’effarouché avec moi !

— Prince, je vous demande instamment…

— C’est un ordre !

— Connaître ce mot n’est pas indispensable à votre action diplomatique.

— Qu’en savez-vous ? Je veux que vous me disiez ce qu’il signifie.

La gêne de Korinaam était telle que son front avait viré au jaune-vert. Il étouffa un gloussement et se força à articuler une réponse.

— Cela veut dire – grosso modo : « La porte de mon corps vous est ouverte. » Le mode d’expression féminin pour un interlocuteur masculin. Ici, les hommes et les femmes emploient des formes verbales différentes.

Harpirias comprit pourquoi la jeune fille avait tant ri quand il avait répété ce mot. C’était une simple erreur grammaticale, l’emploi par un homme de la forme du féminin. Mais que voyait Korinaam de dégoûtant dans ce mot ? Effectivement, la porte de son corps était ouverte. Elle n’avait fait que décrire la situation telle qu’elle était à ce moment-là. Il avait, par ignorance, employé une forme verbale erronée en répétant ce qu’elle disait, mais nul ne pouvait exiger de lui qu’il maîtrise les subtilités de la grammaire Othinor.

Il posa sur le Changeforme un regard perplexe. Korinaam avait détourné la tête et fixait le sol d’un air confus.

— Je ne vois rien d’obscène là-dedans, reprit Harpirias. Érotique, peut-être, mais pas obscène.

— Cette image… le corps représenté avec une porte…

Korinaam ne put achever sa phrase.

— Mais c’est vrai. Pour celui de la femme, en tout cas. Expliquez-moi pourquoi quelqu’un – surtout une sauvagesse comme elle, un être simple, non corrompu par les absurdités de la civilisation – verrait de l’obscénité dans une métaphore anatomique.

— Elle n’en voit probablement pas, acquiesça Korinaam, qu’Harpirias n’avait jamais connu aussi mal à l’aise. Moi, si… Serait-il possible, prince, de parler d’autre chose ?

Cela rappela encore une fois à Harpirias à quel point son compagnon de voyage était différent de lui. Les Métamorphes avaient certes conquis l’égalité politique sur toute la surface de Majipoor ; leur reine comptait officiellement au nombre des Puissances du Royaume ; malgré cela, ils étaient différents, ils échappaient à la connaissance humaine, ceux de cette race au corps étrangement flexible, fonctionnant selon des principes qui leur étaient propres, et dont l’esprit… dont l’esprit, se dit Harpirias, pouvait tenir pour une obscénité sans nom la notion toute simple que le corps de la femme a une entrée.

Comment les Métamorphes font-ils l’amour ? se demanda-t-il.

Il se rendit compte qu’il l’ignorait. Et qu’il ne voulait pas le savoir.

Il quitta Korinaam devant la maison et resta un moment sur l’esplanade, les yeux levés au ciel. Il était d’un gris anthracite, avec des reflets métalliques. Quelques flocons de neige voletaient de-ci de-là.

L’orage menaçait ; il commençait à neiger ; et c’était la veille de la grande partie de chasse estivale ! Sous les yeux d’Harpirias, la force de la chute de neige s’accrut sensiblement. Une fine pellicule blanche recouvrait déjà la vieille glace souillée de l’esplanade. C’était l’été ! Le plein été ! Harpirias sentit les petits flocons durs piquer ses joues offertes. Comme tout cela est étrange, songea-t-il. Partout où je me tourne, je ne vois qu’étrangetés. J’aurai une belle histoire à raconter, si jamais je reviens sain et sauf de ce pays.

La jeune fille revint le voir cette nuit-là. La neige avait cessé de tomber, après une chute abondante. De jeunes garçons munis de balais de paille s’affairaient sur l’esplanade à dégager les congères obstruant les portes des maisons.

Korinaam lui avait appris pendant le dîner à dire « comment t’appelles-tu ? » dans la langue des Othinor. Il lui posa la question dès son arrivée.

— Ivla Yevikenik, répondit-elle.

Il tendit le doigt vers elle et répéta le nom. Elle hocha la tête et se frappa la poitrine.

— Ivla Yevikenik.

— Harpirias, fit-il, en se désignant à son tour.

— Harpirias.

Ils avaient au moins établi quelque chose entre eux.

Puisqu’il était maintenant capable de prononcer une phrase dans sa langue, elle sembla s’imaginer qu’il la parlait couramment. Un torrent de paroles incompréhensibles sortit de sa bouche ; pour l’endiguer, il éclata de rire et se tapota la tempe du bout des doigts, comme pour dire qu’il n’y avait que du vide à l’intérieur de son crâne. Elle donna l’impression de comprendre. Mais elle avait envie de parler, même dans ces conditions. Pendant un long moment, ils s’efforcèrent de communiquer, chacun expliquant laborieusement de son côté quelques mots à l’autre, sans résultat ; ils finirent par renoncer et se dirigèrent vers la pile de fourrures. Au moment où Harpirias s’apprêtait à la pénétrer, elle murmura de nouveau ce mot qu’il prononçait « Shabilikat ». Cette fois, il ne répéta pas.