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Le rituel atteignit son point culminant quand l’un des porteurs défit une couverture de fourrure retenue par une forte lanière de cuir et en sortit une lance à la hampe d’une longueur et d’une grosseur étonnantes, terminée par une grande pointe triangulaire faite de pierre blanche à l’aspect vitreux, tranchante comme un rasoir. Il tendit l’arme colossale à Mankhelm, qui la souleva à deux mains et la passa cérémonieusement à Toikella. Harpirias vit avec stupéfaction le roi nu brandir la grosse lance très haut au-dessus de sa tête et l’agiter furieusement à trois reprises, comme s’il voulait intimider les dieux, avant de lancer un long cri de guerre qui se répercuta et roula dans la montagne avec une telle force qu’Harpirias s’attendit à voir des rochers et des quartiers de roche s’effondrer autour d’eux.

Et nous sommes à Majipoor, songea-t-il, en l’an treize du pontificat de Taghin Gawad !

L’écho du cri de Toikella mourut. Le roi se rhabilla ; les porteurs saisirent la lance cérémonielle et la replacèrent dans sa gaine de fourrure ; le grand prêtre Mankhelm dispersa ses tas de cailloux d’un coup de pied et écrasa du talon les débris calcinés d’herbe et de bois. Le rite qui venait d’être célébré était maintenant terminé. Ils étaient prêts, semblait-il, à passer à la chasse.

— Regardez, fit Eskenazo Marabaud.

Le Skandar montrait une corniche éloignée. Harpirias mit sa main en visière pour se protéger de l’éclat du soleil, mais sa vue n’était pas aussi perçante que celle d’Eskenazo Marabaud et il ne remarqua rien d’anormal sur les hauteurs.

Mais, à l’évidence, le roi Toikella, qui avait aussi regardé dans la direction indiquée par le bras du Skandar, distingua quelque chose. Fixé avec raideur dans une curieuse attitude, les jambes très écartées, la tête rejetée en arrière, il scruta la corniche avec une profonde concentration. Au bout d’un moment, un long cri de rage étranglé sortit de sa gorge.

— Que voyez-vous ? demanda Harpirias à Eskenazo Marabaud.

— Des silhouettes. Qui se déplacent, tout là-haut.

— Je ne les vois pas.

— Regardez mieux, prince. Là-bas. Là-bas, sur cette corniche.

Harpirias plissa les yeux. Tout ce qu’il vit fut des amas de rochers éboulés. Il lança un coup d’œil en coin à Korinaam. Le Changeforme fouillait du regard la haute saillie rocheuse avec la même attention que le roi, et il tremblait. Il avait les mains serrées derrière le dos et ses bras, de l’épaule au poignet, frémissaient et ondulaient comme deux serpents agités.

Enfin, Harpirias discerna ce que les autres voyaient : une file de minuscules silhouettes sombres, au nombre de huit ou dix, sortant comme des gnomes diaboliques d’anfractuosités cachées de la roche et grimpant vers une sorte d’amphithéâtre naturel, juste au-dessous du point le plus élevé de la corniche. Il était plus facile de les distinguer maintenant. Minces, les membres allongés, presque filiformes – très différents dans leur apparence des Othinor solidement charpentés.

Toikella montra les deux poings en grommelant quelque chose.

Que dit-il ? demanda Harpirias à Korinaam.

Il dit : « Ennemis… ennemis… »

— À votre avis, ce sont eux qui ont balancé les hajbaraks dans le village ?

— C’est possible, répondit le Changeforme. Comment voulez-vous que je le sache ?

Il parlait d’une voix ténue, lointaine, sans détacher les yeux des silhouettes se déplaçant sur les hauteurs. Ses mains étaient encore nouées dans son dos et il n’avait pas cessé de trembler.

Le roi en fureur sortit de son immobilité. Il fit signe aux membres de sa tribu de le suivre et se lança à l’assaut de la pente. Il n’y avait plus trace de sentier sur cette vaste rocaille pentue, pleine de caillasse et parsemée de gros rochers. Trébuchant, s’aidant des mains pour garder l’équilibre, s’agrippant aux fissures de la roche, tombant à la renverse pour se relever aussitôt, Toikella avançait comme un homme possédé des esprits malins. C’était comme s’il avait voulu empoigner les intrus à main nue et les précipiter du haut de la montagne. Mankhelm et les porteurs Othinor grimpaient derrière lui, pas très loin.

Harpirias n’avait pas d’autre option que de les suivre. Il eût été assurément fort imprudent de se trouver séparé en pleine montagne du roi et de son escorte.

Quand il eut fait une centaine de pas, il se retourna et constata que Korinaam ne l’avait pas accompagné. Le Métamorphe demeurait immobile en contrebas, comme perdu dans des rêves, la tête levée vers les silhouettes sur la haute corniche.

Furieux, Harpirias le héla.

— Korinaam ? Korinaam ! Restez près de moi !

— Oui… J’arrive… j’arrive.

Harpirias attendit qu’il le rattrape. Les Skandars avaient pris de l’avance.

De l’endroit où il se trouvait, il distinguait plus nettement les créatures de la corniche. Elles s’étaient placées sur une ligne, juste au bord du vide, et exécutaient une danse échevelée, balançant la tête de droite et de gauche, agitant leurs longs bras maigres, levant haut les genoux : une danse diabolique et frénétique exprimant la dérision et le mépris. Elles défiaient Toikella de venir les chercher.

Mais Toikella n’avait aucune chance de les atteindre. Après avoir grimpé un peu plus haut, Harpirias découvrit un ravin aux versants raides qui les séparait de la saillie suivante. Toikella et ses hommes s’y étaient engagés, mais, à en juger par la forte inclinaison, il leur faudrait toute la journée pour descendre la pente raide et escalader l’autre versant.

De fait, les Othinor avaient déjà rebroussé chemin. La mine sombre, l’air abattu, ils apparurent l’un après l’autre, d’abord la tête, puis les épaules et le reste du corps, à mesure qu’ils remontaient le versant du ravin.

Harpirias leva de nouveau les yeux vers les danseurs au bord du vide. Ils avaient disparu, du moins c’est ce qu’il lui sembla ; puis il aperçut, un peu plus à gauche, leurs silhouettes se découpant sur le ciel lumineux tandis qu’ils galopaient sur l’arête de la corniche.

Qu’est-ce que cela signifiait ? À l’évidence, ils couraient maintenant à quatre pattes, comme des loups, alors que, quelques instants plus tôt, ils avaient indubitablement forme humaine.

Un groupe de Changeformes ? Ici ?

— Qu’en pensez-vous, Korinaam ? Sont-ils de votre race ? Se pourrait-il que des Piurivars vivent dans ces montagnes ?

Mais, pour toute réponse, Korinaam haussa les épaules et secoua la tête. L’identité des créatures de la corniche le laissait, en apparence, totalement indifférent. Il paraissait épuisé par l’ascension. Il avait le regard vitreux, ses frêles épaules s’affaissaient, son souffle n’était plus qu’un halètement rauque.

Pendant les heures qui suivirent, il n’y eut pas d’autre apparition des mystérieuses créatures des hauteurs. Elles s’étaient montrées, avaient exécuté leur danse moqueuse et s’étaient évanouies. Mais cet étrange incident assombrit les chasseurs tout le reste de la journée. Toikella marchait devant, escaladant les saillies rocheuses dans un silence glacial, plongé dans de noires ruminations. Aucun des autres Othinor n’ouvrait la bouche. Accompagné de Korinaam et des Skandars, Harpirias les suivait, ne comprenant rien à ce qui s’était passé.

Ils apercevaient des animaux sur les plateaux, entre les crêtes – à longs poils noirs, de grande taille, semblait-il, se déplaçant lentement sur les terrains caillouteux, broutant l’herbe rare qui poussait en rases touffes gris-vert. Étaient-ce des hajbaraks ? Korinaam n’en était pas sûr et les Othinor restaient d’humeur maussade et renfermée. Quoi qu’il en fût, les animaux demeuraient hors d’atteinte et s’éloignaient en voyant approcher Toikella.