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L’air fraîchit au fil de la journée ; il devint franchement piquant. Le haut plateau désolé qu’ils traversaient était gris et morne. Harpirias sentait son moral baisser d’heure en heure. Cela ne ressemblait en rien aux chasses qu’il avait connues sur le Mont du Château. De joyeux divertissements bien éloignés de cette longue et ennuyeuse marche.

Il commençait à paraître probable que la chasse sacrée durerait plusieurs jours, au bas mot. Une perspective vraiment peu réjouissante.

À l’approche du soir, un animal imprudent surgit inopinément entre deux blocs de pierre rose, au beau milieu du groupe des chasseurs. Une bête de taille moyenne, pelage grisâtre et miteux, grosse tête et corps efflanqué, museau allongé et baveux, déplaisantes griffes crochues : un carnassier, se nourrissant de charognes, à en juger par son aspect. Un des serviteurs du roi brandit le bâton qu’il tenait, cherchant à écraser l’animal comme de la vermine ; mais Toikella s’élança aussitôt en poussant un rugissement de fureur. Saisissant le bâton au vol, il l’arracha des mains de l’homme qu’il bouscula et écarta sans ménagement. Puis il tira la courte épée qu’il portait à la taille, retenue par une courroie, et la plongea dans le ventre de l’animal interdit.

La bête blessée eut un mouvement de recul, se dressa sur ses pattes de derrière et essaya vainement d’atteindre Toikella avec ses griffes. Le roi écarta la patte d’un geste plein de désinvolture et porta un second coup, puis un troisième ; l’animal émit un gémissement étouffé et s’affaissa sur le flanc. Des flots de sang rouge verdâtre jaillirent en bouillonnant de ses blessures.

Le roi adressa sèchement quelques mots à Mankhelm. Le prêtre prit aussitôt un récipient de cuir noir dans le coffre peint et le plaça sous les jets de sang, jusqu’à ce qu’il soit plein. Il le tendit ensuite au roi ; puis, s’agenouillant, Mankhelm entreprit d’écorcher l’animal mourant, encore agité de soubresauts.

— Que se passe-t-il ? demanda, à voix basse, Harpirias à Korinaam.

— Je ne sais pas très bien. Mais il s’agit d’une sorte de rite sacrificiel, c’est évident.

— Le roi n’est-il pas censé chasser le hajbarak pendant cette expédition ?

— Peut-être a-t-il décidé que cet animal ferait l’affaire.

De fait, cela semblait être le cas. Le prêtre avait fini d’écorcher l’animal – enfin mort – et commençait à le découper avec l’efficacité de celui qui a une longue pratique des offrandes sacrificielles, disposant les morceaux de-ci de-là, les cuisses d’un côté, le cœur de l’autre, différents autres organes un peu plus loin. Harpirias ne put s’empêcher d’admirer la dextérité dont Mankhelm faisait montre pour dépouiller et découper l’animal. Quand il eut terminé, le prêtre se releva et plaça la dépouille humide sur les larges épaules de Toikella, utilisant pour la maintenir une lanière de cuir ornée de perles, dont il entoura le cou du roi. La tête de l’animal, encore attachée à la peau, pendait dans le dos de Toikella ; les yeux, fixes et vitreux, semblaient regarder au loin.

Ce qui suivit fut répugnant, même pour quelqu’un d’aussi habitué aux scènes sanglantes de la chasse que l’était Harpirias. Toikella leva au ciel le récipient de cuir noir, rempli de sang, et le présenta solennellement aux quatre points cardinaux ; puis il en engloutit le contenu en quatre ou cinq gorgées. Après quoi, il se laissa tomber à genoux et dévora le cœur cru, encore fumant, de l’animal. Il tendit un morceau qui devait être le foie à Mankhelm, qui, après en avoir mangé une partie, le posa sur une pierre plate, manifestement choisie pour faire office d’autel. Le roi divisa le reste de la viande, donna à chacun de ses hommes un bout saignant, puis se tourna vers Harpirias pour lui en offrir un.

Harpirias le considéra d’un air ébahi.

— Prenez-le, souffla Korinaam. Mangez-le.

— Mais c’est cru.

— Vous êtes invité à prendre part à l’un des rites les plus sacrés de leur peuple, répliqua le Changeforme avec un regard noir. Peut-être le plus sacré de tous. Le roi vous fait une faveur insigne. Prenez. Mangez.

Harpirias acquiesça d’un air renfrogné. Tembidat, songea-t-il, je te revaudrai tout ça ! La viande était dure et filandreuse, elle avait un goût de charogne. Harpirias réussit à l’avaler, mais il faillit vomir. Toikella le regarda déglutir avec une satisfaction évidente et lui donna une grande tape entre les omoplates, quand il eut terminé.

L’honneur de partager la viande sacrée fut épargné aux compagnons d’Harpirias. Ils ne semblèrent pas s’en trouver malheureux.

Il y eut ensuite des chants, suivis de l’incinération rituelle des parties intactes du corps de l’animal. Le reste de la carcasse fut simplement poussé dans le ravin le plus proche. Puis le roi parla brièvement à ses hommes qui se mirent aussitôt à ranger le matériel de chasse.

— Alors ? demanda Harpirias. La chasse est terminée ?

— C’est ce que le roi vient de décréter, répondit le Changeforme. Il ne veut pas se donner la peine de poursuivre un hajbarak. Cet animal a été officiellement choisi comme sacrifice de l’été et la chasse est terminée pour cette année.

— Il est perturbé par ces créatures qu’il a vues danser sur la corniche, n’est-ce pas ? C’est pour cela qu’il a abrégé les choses.

— Très probablement.

— Qui étaient ces créatures, Korinaam ? De quelle race étaient-elles ?

— Aucune idée, répondit le Métamorphe, les lèvres pincées.

Il détourna la tête. La question semblait le peiner.

— Ah ! reprit-il, nous sommes sur le point de nous remettre en route, à ce qu’il semble. Nous allons redescendre vers le village maintenant.

— Maintenant ? Mais la nuit va tomber !

— Peu importe, il semble que nous repartons. Cela ne faisait aucun doute. L’imposante silhouette du roi Toikella, toujours revêtu de la peau de l’animal, était déjà à une bonne distance, en direction de l’endroit où commençait le sentier menant au village. Harpirias ne put qu’emboîter le pas aux chasseurs, bien que le crépuscule se fît rapidement nuit et qu’il lui parût périlleux à l’extrême de chercher à rejoindre à une heure si tardive le sentier gelé et pierreux. Parviendraient-ils seulement à l’atteindre avant qu’il ne fît nuit noire ? Ou leur faudrait-il traverser le plateau au terrain traître et accidenté, sans voir où ils allaient ?

Il pressa le pas pour rattraper les Othinor, partis à grandes enjambées.

Pas un seul mot ne fut prononcé au long de la descente. Le roi était d’une humeur si noire que ses hommes restaient à distance respectueuse. De toute évidence, la chasse n’avait pas été un succès, loin de là, même si Toikella en avait décidé autrement.

La descente, à la seule clarté d’un unique croissant de lune, fut lente et très pénible. Le sentier était presque invisible ; seul l’instinct pouvait guider Toikella dans le choix du bon chemin, parmi la multitude de possibilités qui se présentaient dans la semi-obscurité. Au milieu de la nuit, un vent froid et âpre, soufflant du sommet, commença à leur cingler le dos. Harpirias se demanda si les violentes rafales n’allaient pas les pousser hors du sentier et les précipiter à flanc de montagne, jusqu’à l’esplanade du village où leurs corps s’écraseraient comme ceux des hajbaraks. Il frissonna, concentra son attention et posa le pied, à chaque pas, avec un soin exagéré.