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L’aube s’était levée quand ils arrivèrent au pied de la paroi rocheuse. Épuisé par les efforts de la nuit, Harpirias gagna directement sa chambre et s’enfouit au plus profond de la pile de fourrures.

En s’installant, il se demanda encore une fois quelles étaient ces créatures qui avaient nargué le roi des Othinor du haut de la corniche. Sans doute celles qui avaient tué les animaux sacrés et précipité les cadavres dans le vide. Il se passait assurément des choses très étranges : mais quoi ? Quoi ?

Il n’avait pas de réponse à cette question. Quel que fût le mystère qui planait sur la tribu, il lui était absolument impossible de le percer.

Malgré les fourrures, Harpirias ne pouvait s’empêcher de frissonner. Les bruits matinaux du village qui s’éveillait lui parvenaient étouffés par les murs de glace. Mais ni le froid ni le bruit ne le dérangèrent longtemps. Il était recru de fatigue. Il ramena les genoux sur sa poitrine, ferma les yeux et, en quelques instants, sombra dans un profond sommeil.

12

Dès son retour de l’expédition de chasse, Harpirias s’attela à la tâche d’apprendre la langue des Othinor. Il se passait beaucoup de choses qui lui paraissaient obscures et le seul interprète dont il disposait avait déjà démontré qu’on ne pouvait se fier à lui. Il lui fallait donc maîtriser cette langue, si c’était possible.

Jamais Harpirias n’avait beaucoup réfléchi au problème de l’apprentissage d’une autre langue. Hors de ces montagnes, le Majipoori était universellement compris et point n’était besoin pour un prince du Mont de se familiariser avec les idiomes que les Vroons, les Skandars, les Lii ou les autres minorités raciales de la planète pouvaient parler entre eux.

Ivla Yevikenik fit de son mieux pour l’aider. C’était comme un jeu pour elle, une activité distrayante qu’il leur était offert de partager, entre deux étreintes passionnées. Une joie enfantine émanait d’elle pendant leurs leçons. Même si son corps épanoui était celui d’une femme, Harpirias se rendit compte qu’elle n’était au fond qu’une jeune fille, fort ingénue par surcroît. Elle devait le considérer comme une sorte d’intéressante poupée grandeur nature que son père avait décidé de lui offrir. Apprendre à Harpirias le parler Othinor n’était pour elle qu’une autre manière de jouer avec son nouveau joujou.

Au début, les progrès furent lents. Elle réussit assez vite à enseigner à Harpirias un vocabulaire rudimentaire : « main », « œil », « bouche », ce que l’on peut aisément montrer du doigt. Mais il ne fut pas facile de dépasser ce degré de complexité. Au bout d’un certain temps, les choses commencèrent pourtant à se mettre en place dans l’esprit d’Harpirias, d’une manière logique et ordonnée ; et puis, à son grand étonnement, il eut le plaisir d’assimiler rapidement les principaux éléments de la langue.

Malgré cela, la grammaire demeura une énigme pour lui et sa prononciation de la plupart des mots était si défectueuse que la jeune fille se tordait de rire en l’écoutant. Mais il parvint à acquérir un vocabulaire assez étendu pour être en mesure de communiquer avec elle, tant bien que mal, grâce à un mélange de mots peu intelligibles, de gestes expressifs et de jeux de physionomie.

Il lui parla de nouveau de Majipoor, de sa gloire et de ses splendeurs. Cette fois, Ivla Yevikenik sembla beaucoup mieux comprendre. Elle parut retenir son souffle pendant qu’il décrivait le monde s’étendant derrière la barrière de glace. Elle ouvrit de grands yeux émerveillés – à moins que ce ne fût de l’incrédulité – quand il parla du Mont du Château et des Cinquante Cités, High Morpin, ses glisse-glaces et tous ses jeux, Halanx et ses vastes domaines. Normork, son énorme mur d’enceinte et l’imposante porte Dekkeret, puis, surplombant le tout, le très ancien château de lord Ambinole, avec ses milliers de pièces, si nombreuses qu’on ne les pouvait compter, qui s’étalait au sommet du Mont telle une gigantesque créature aux innombrables tentacules. Il lui parla aussi de l’immensité du Zimr, un fleuve large comme un océan, de la multitude de cités qu’il arrosait, Belka, Clarischanz et Gourkaine, Semirod. Impemond, Haunfort Major et toutes les autres ; et aussi de l’endroit où le Zimr confluait avec la Steiche pour former l’énorme Mer Intérieure sur les rives immensurables de laquelle avait été bâtie la cité de Ni-moya aux blanches tours.

Harpirias sentit la nostalgie le gagner en prononçant ces noms de villes et de paysages – même celui de cités qu’il ne lui avait jamais été donné de contempler, même celui de Ni-moya, qu’il avait détesté. Car tous ces endroits faisaient partie de Majipoor, qu’il les eût visités ou non ; et il se sentait irrémédiablement isolé de la planète qu’il connaissait ; malgré tous ses efforts pour se persuader que cette austère enclave de glace était aussi Majipoor.

Quand il eut parlé assez longtemps de Majipoor pour qu’ils commencent à s’entretenir plus librement, il l’interrogea sur les silhouettes aperçues sur les hauteurs et sur la réaction de colère du roi devant leurs gesticulations et leurs danses provocantes.

— Qui sont ces créatures ? demanda-t-il. Le sais-tu ?

— Ce sont des démons. Un peuple sauvage. Ils vivent près de la Mer Gelée.

Elle parlait des régions les plus au nord des Marches de Khyntor, presque au pôle boréal. À l’extrême limite de la planète, tout au bout du monde. Des régions où, d’après les légendes et les conjectures des géographes du passé, l’océan s’était mué en un gigantesque champ de glace éternelle et où toute vie humaine était impossible.

— Comment est ce peuple, Ivla Yevikenik ? Est-ce qu’ils nous ressemblent ?

— Non.

— Alors, comment sont-ils ?

Elle chercha ses mots, ne trouva pas ce qu’elle voulait et entreprit de faire le tour de la pièce en marchant en crabe, la tête rentrée dans les épaules, les bras ballants, comme s’ils manquaient de force. Harpirias la suivit des yeux, l’air perplexe ; mais, petit à petit, il se rendit compte qu’elle imitait Korinaam : son physique chétif, sa démarche.

Harpirias tendit la main vers la chambre contiguë à la sienne, celle de Korinaam.

— Tu veux dire que ce sont des Changeformes ? Il se mit à son tour à contrefaire Korinaam.

— Oui. Oui. Des Changeformes.

Ivla Yevikenik lui sourit et battit des mains, ravie d’avoir réussi à répondre à sa question.

Des Changeformes ! C’était donc vrai ! Comme il l’avait imaginé.

À moins qu’il ne l’eût incitée à prononcer ce nom. Avait-elle simplement dit ce qu’elle croyait qu’il voulait entendre ?

Possible. Mais Harpirias avait l’intuition que ce qu’elle portait à sa connaissance était exact. Les créatures des sommets avaient eu une apparence humaine pendant qu’elles dansaient ; mais après, lorsqu’elles avaient filé sur la corniche, c’est à quatre pattes qu’elles couraient, ce qu’aucun être humain n’aurait jamais pu faire. La seule explication rationnelle qui venait à l’esprit d’Harpirias est qu’elles avaient modifié leur apparence physique.

Et Korinaam – si évasif quand Harpirias avait essayé à deux reprises d’avoir son opinion – avait dû se rendre compte immédiatement qu’il s’agissait d’une bande de parents éloignés, que les créatures des hauteurs étaient des sortes de Métamorphes sauvages du Grand Nord. Ce qu’il n’avait pas voulu confirmer, pour des raisons qui lui appartenaient.

Que pouvait bien faire une tribu de Changeformes sauvages près des côtes de la Mer Gelée ?

Harpirias savait qu’en des temps lointains, avant l’arrivée des premiers colons humains, plusieurs milliers d’années auparavant, les Piurivars vivaient où bon leur semblait sur la planète géante. Leur capitale était établie à Velalisier, au cœur d’Alhanroel, où de stupéfiantes ruines de pierre étaient encore visibles. Il y avait eu d’autres agglomérations Métamorphes, dont il ne subsistait à présent aucun vestige, sur l’autre rive de la Mer Intérieure, dans les forêts de Zimroel, et jusque dans les étendues désertiques du continent méridional et isolé de Suvrael. Mais que seraient-ils allés faire dans le Nord inhospitalier ? D’après ce que l’on savait d’eux, les Métamorphes préféraient les climats chauds.