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— Je n’imaginais pas qu’il y eût des animaux aussi rares dans le parc de ta famille, dit Harpirias à Tembidat, après avoir récupéré le corps du sinileese et commencé à le préparer pour le transport vers le Château.

— En réalité, je n’en savais rien non plus, fit Tembidat d’un ton étrangement grave et embarrassé qui aurait pu laisser pressentir à Harpirias la tournure des événements.

Mais il était trop gonflé de joie par son exploit pour y prêter attention.

— J’avoue avoir été quelque peu étonné en le voyant, poursuivit Tembidat. Un sinileese blanc, un animal vraiment très rare… Je n’en avais jamais vu, et toi ?

— J’aurais peut-être dû le laisser en vie, fit Harpirias. Peut-être s’agit-il d’un animal auquel ton père attache un grand prix… qui lui est particulièrement cher…

— Et dont il n’aurait jamais parlé ? Non, Harpirias !

Tembidat secoua la tête, un peu trop vigoureusement peut-être, comme s’il cherchait à se persuader de quelque chose.

— Il ne devait pas connaître l’existence de ce sinileese, ou s’en soucier, sinon il ne l’aurait pas laissé en liberté. Ce domaine est celui de notre famille et tous les animaux qui y vivent sont bons à tirer. Ce sinileese sera donc mon cadeau d’anniversaire. Mon père se réjouirait pleinement de savoir que c’est toi qui l’as abattu, à l’occasion de cette chasse organisée pour ton anniversaire.

— Qui sont ces gens, Tembidat ? demanda brusquement l’un de leurs compagnons. Les gardes-chasse de ton père, je suppose ?

Harpirias leva la tête. Surgissant de la forêt, trois hommes, des costauds à la mine renfrognée, en livrée pourpre et cramoisi, s’avancèrent dans la clairière où les chasseurs s’affairaient.

— Non, répondit Tembidat d’une voix où perçait de nouveau une étrange tension, ce ne sont pas les gardes-chasse de mon père, mais ceux de notre voisin, le prince Lubovine.

— Votre voisin…, articula Harpirias, qui sentit l’appréhension monter en lui en songeant à la distance considérable à laquelle il avait abattu le sinileese.

Il commença à se demander à qui appartenait réellement l’animal.

Le plus grand et le plus sinistre des hommes en livrée pourpre et cramoisi les salua négligemment.

— L’un de ces messieurs aurait-il vu par hasard… Ah ! il semble que oui…

Sa phrase s’acheva en un grognement inarticulé.

— Un sinileese blanc aux bois écarlates, précisa avec rudesse un de ses compagnons.

Il y eut un silence pénible, chargé d’hostilité.

Le visage sombre, les trois hommes considérèrent l’animal sur lequel était penché Harpirias. Il posa son couteau de chasse et regarda fixement ses mains couvertes de sang. Il perçut une sorte de grondement, comme un torrent bouillonnant qui lui traversait le crâne.

— Vous devez savoir, déclara enfin Tembidat d’une voix mal assurée, où perçait une pointe de défi, que nous sommes dans la réserve de chasse de la famille du duc Kestir d’Halanx, dont je suis le fils. Si votre animal a dépassé les limites de votre domaine et s’est égaré sur nos terres, nous déplorons sa mort, mais nous étions parfaitement en droit de le considérer comme une proie. Je ne vous apprends rien.

— S’il a dépassé ces limites, répliqua le premier des gardes-chasse du prince Lubovine. S’il l’a fait. Mais le sinileese, que nous avons poursuivi tout l’après-midi, depuis qu’il s’est échappé de sa cage, se trouvait sur le domaine de notre maître quand vous l’avez abattu.

— Sur le domaine… de votre maître…, bredouilla Tembidat.

— Assurément. Voyez-vous la borne, là-bas, la marque sur le tronc de ce pinga ? Le sang du sinileese s’est répandu sur le sol, bien au-delà de la borne. Nous avons suivi les traînées de sang jusqu’ici. Vous pouvez transporter l’animal sur les terres du duc Kestir, si tel est votre désir, mais cela ne changera rien au fait qu’il se trouvait sur le domaine du prince Lubovine quand vous l’avez abattu.

— Est-ce vrai ? demanda Harpirias à Tembidat, d’une voix vibrant d’horreur contenue. C’est la limite de la propriété de ton père ?

— Apparemment, murmura Tembidat d’une voix sépulcrale.

— Et cet animal était le seul de son espèce, le plus beau fleuron de la collection du prince Lubovine, poursuivit le garde-chasse. Nous réclamons sa viande et sa peau, mais cet acte stupide de braconnage vous coûtera infiniment plus cher, soyez-en certains, mes jeunes seigneurs.

Les trois gardes-chasse hissèrent le sinileese sur leurs épaules et s’enfoncèrent dans la forêt.

Harpirias resta cloué sur place. Le parc des animaux rares du prince Lubovine était célèbre pour les merveilles qu’il contenait. Et le prince n’était pas seulement un homme d’une grande puissance, d’une richesse incommensurable et de haut lignage – il descendait du Coronal lord Voriax, le frère aîné du célèbre Valentin qui avait été Coronal, puis Pontife, au Temps des Troubles, cinq siècles auparavant –, mais il avait aussi la réputation d’une nature mesquine et vindicative, qui ne laissait pas passer un affront.

Comment Tembidat avait-il pu être assez bête pour laisser les chasseurs s’avancer jusqu’à la lisière du domaine de Lubovine ? Pourquoi n’avait-il pas signalé qu’il n’était pas clôturé, pourquoi ne l’avait-il pas averti du risque qu’il y avait à tirer sur le sinileese à une telle distance ?

— Nous ferons amende honorable, mon ami, sois-en sûr, fit doucement Tembidat, pleinement conscient du désarroi d’Harpirias. Mon père parlera à Lubovine… Nous lui ferons comprendre que c’était une erreur, que tu n’avais pas la moindre intention de braconner sur ses terres, nous lui offrirons trois nouveaux sinileeses, cinq nouveaux sinileeses…

Mais, comme il fallait s’y attendre, l’affaire ne se régla pas aussi facilement.

De plates excuses furent présentées. Un dédommagement fut versé. On s’efforça même, mais en vain, de trouver un autre sinileese blanc pour le prince outragé. Des parents haut placés d’Harpirias, des Prestimion, des Dekkeret, des Kinniken, intercédèrent en sa faveur, implorèrent la clémence princière pour ce qui, somme toute, n’était qu’une malheureuse erreur de jeunesse.

Et puis, juste au moment où il commençait à croire que cette affaire n’aurait pas de suites fâcheuses, Harpirias se vit affecter à un obscur poste diplomatique, dans la cité géante de Ni-moya, sur le continent secondaire de Zimroel, au-delà des mers, à des milliers de kilomètres du Mont du Château.

Le décret lui fit l’impression d’un coup de hache. En fait, sa carrière était brisée. Quand il serait parti à Zimroel, on l’oublierait au Château. Il pouvait rester des années, voire des décennies en exil, peut-être même ne jamais être rappelé au siège du gouvernement. À Ni-moya sa tâche serait inepte ; il passerait ses journées à brasser de la paperasse, à rédiger d’absurdes rapports, à apposer son sceau sur des documents inutiles, année après année ; tous les jeunes seigneurs de sa génération mettraient ce temps à profit pour le distancer et accéder aux plus hautes fonctions de la cour du Coronal, auxquelles il était destiné par la naissance et le mérite.

— C’est l’œuvre de Lubovine, n’est-ce pas ? demanda Harpirias à Tembidat, quand il fut évident que sa mutation était irrévocable. C’est ainsi qu’il se venge de la perte de son maudit sinileese. Mais ce n’est pas juste… On ne brise pas la vie d’un homme simplement parce qu’un stupide animal s’est fait tuer accidentellement…