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Et maintenant, l’interprète et guide officiel de l’expédition partait tranquillement dans la montagne, sans même demander la permission, et disparaissait.

Combien de temps Korinaam serait-il absent ? Trois jours ? Cinq ? Et s’il ne revenait jamais, s’il était victime des pièges du sentier escarpé ou de l’hostilité imprévisible de ses semblables ?

Si tel devait être le cas, comment, en l’absence d’un interprète, le traité pourrait-il jamais être conclu avec les Othinor et les otages libérés ? Et il y avait quelque chose d’encore plus important à prendre en considération. Comment, se demanda Harpirias, ferait-il avec ses soldats pour retrouver, sans l’aide du Métamorphe, le chemin de la civilisation ?

Il bouillait de rage. Mais il ne pouvait rien faire, rien d’autre qu’attendre.

Trois jours s’écoulèrent ; la colère et l’impatience d’Harpirias ne cessèrent de grandir. Le seul réconfort qu’il trouvait était dans les bras d’Ivla Yevikenik et dans l’amère bière noire du village. Mais on ne pouvait faire l’amour qu’un certain nombre de fois et boire un certain nombre de chopes, avant que l’effet de ces palliatifs ne se dissipe. Ses compagnons de voyage ne lui étaient pas non plus d’un grand secours. Eux étaient de simples soldats, lui un prince du Mont, de plus il n’y avait que des Skandars et des Ghayrogs dans sa troupe. Aucune amitié n’était possible entre eux. Il se trouvait fondamentalement seul.

Incapable de tenir en place, Harpirias parcourait le village, cherchant désespérément une distraction. Nul ne lui barrait le chemin ; il allait partout où il voulait. Partout ou presque ; à l’évidence, il ne lui était pas loisible de rendre visite aux otages dans leur prison, car, un matin, en voyant le groupe de porteurs de nourriture se mettre en route comme à l’accoutumée, il essaya de se joindre à eux, mais fut repoussé avec fermeté. À part cela, les Othinor ne restreignaient en rien ses mouvements. Sans que personne ne s’y oppose, Harpirias alla inspecter la table de pierre servant d’autel, au centre de l’esplanade, et remarqua que la surface était couverte de glyphes peu profonds et incompréhensibles, et tachée du sang séché d’anciens sacrifices. Il entra dans les cavernes sombres et mal aérées où étaient entreposés les denrées alimentaires, les racines, le grain et les baies que les habitants de ce malheureux pays ramassaient pendant l’été pour se prémunir contre les rigueurs de l’hiver qui ne tarderait pas à s’abattre sur eux. Il poussa la portière de cuir d’un abri bas, en forme de dôme, qu’il n’avait pas remarqué précédemment et se trouva devant un espace rempli de petits animaux montrant les dents, attachés avec des courroies de cuir. En entrant dans une autre construction de glace, il découvrit sept ou huit femmes ventrues et mamelues, appartenant au harem royal, étendues dans le plus simple appareil sur de grosses piles de fourrures et fumant de longues et fines pipes en os. L’air confiné, vicié, empestait la sueur, un parfum abominable et la fumée de leurs pipes. En le voyant, les femmes se mirent à glousser d’une voix aiguë et à faire de grands signes, comme pour l’inviter à entrer, mais il battit rapidement en retraite.

À l’intérieur d’une autre construction, une odeur d’encens et de moisi se dégageait d’une pile de caisses de bois mal équarri ; Harpirias souleva un couvercle et vit des crânes humains desséchés, jaunis par le temps et pulvérulents. Il interrogea Ivla Yevikenik sur ces crânes.

— C’est un endroit très sacré, répondit-elle. Tu ne dois jamais y retourner.

À qui avaient appartenu ces crânes ? À d’anciens rois ? À des prêtres défunts ? À des ennemis vaincus ? Harpirias comprit qu’il n’aurait probablement jamais la réponse. Quelle importance, de toute façon ? Il n’était pas venu dans ce village pour réaliser une étude anthropologique de ses habitants, mais pour arracher à leurs griffes une poignée de stupides chasseurs de fossiles, ce qu’il ne réussirait peut-être jamais à faire, car une nouvelle chute de neige, assez légère, s’était produite le troisième jour de l’absence de Korinaam. Harpirias était maintenant persuadé que le Changeforme avait dû périr sur les hauteurs. Son corps était enseveli sous une couche de neige ; selon toute probabilité, on ne le retrouverait jamais.

Il se pourrait donc bien, songea Harpirias, que je sois obligé de passer le reste de mes jours dans ce petit village du bout du monde, isolé par les glaces, avec des racines grillées et de la viande à moitié crue pour toute nourriture. Était-il possible que les crânes contenus dans ces caisses soient ceux d’anciens ambassadeurs du monde civilisé et que le sien soit destiné, un jour ou l’autre, à aller les rejoindre ?

Ces longues heures de désœuvrement paraissaient interminables. Il avait le sentiment d’être retenu prisonnier, comme un des malheureux séquestrés, dans leur caverne de glace, tout en haut de la paroi rocheuse. La nuit, dans les bras d’Ivla Yevikenik, il priait pour que lui vienne un rêve rassurant. Si seulement la bienheureuse Dame de l’Ile, dont l’esprit parcourait nuitamment la face de la planète pour apporter apaisement et rémittence aux âmes souffrantes, avait la bonté de lui envoyer un message pour calmer ses inquiétudes !

Mais Harpirias ne reçut nul témoignage de sa miséricorde. Le royaume de glace des Othinor était vraisemblablement hors de portée de la Dame elle-même.

14

Le soir du quatrième jour de la disparition de Korinaam, Harpirias sommeillait, seul dans sa chambre, quand on vint le prévenir que le Changeforme était enfin de retour.

— Amenez-le-moi, dit-il à Eskenazo Marabaud.

Korinaam était revenu de son aventure le teint hâve et l’air hagard, la robe tachée et déchirée. Ses lèvres à peine marquées étaient complètement pincées et ses paupières gonflées tombaient sur ses yeux, les cachant presque entièrement. Il était tout crispé, tout tendu, comme s’il s’apprêtait à accomplir une transformation, et à prendre la fuite sous une nouvelle apparence. Harpirias l’imagina se muant brusquement en un long ruban onduleux et se glissant prestement hors de la pièce, tandis qu’il cherchait vainement à l’attraper.

— Voulez-vous que je reste ? demanda le Skandar, qui avait peut-être pensé à quelque chose d’approchant.

Harpirias acquiesça de la tête.

— Où étiez-vous passé ? demanda-t-il froidement à Korinaam.

Le Changeforme fut long à répondre.

— Je faisais une petite mission de reconnaissance, articula-t-il enfin.

— Je n’ai pas souvenir de vous avoir demandé d’accomplir une mission de ce genre. Où avez-vous effectué cette reconnaissance ?

— Dans les environs.

— Soyez plus précis.

— C’était une affaire privée, répliqua le Métamorphe d’un ton de défi.

— J’ai bien compris, poursuivit Harpirias. Mais je veux connaître les détails. Tenez-le, voulez-vous ? ajouta-t-il en faisant signe à Eskenazo Marabaud. Je ne voudrais pas qu’il me file entre les doigts.

Le Skandar, qui se tenait derrière Korinaam, entoura de deux bras la poitrine du Changeforme. Korinaam parut frappé de stupeur. Il ouvrit de grands yeux.

— Harpirias ne les avait jamais vus aussi ouverts – et lui lança un regard empreint d’une haine sans mélange.

— Allons, Korinaam, reprit calmement Harpirias, je vous le demande encore une fois. Dites-moi où vous êtes allé.

Le Changeforme garda le silence un moment, puis il répondit, de mauvaise grâce :

— Sur les hauteurs qui dominent le village.

— Oui, c’est bien ce qu’il me semblait. Et pourquoi exactement êtes-vous allé là-haut ?