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Korinaam parut sur le point de faire éclater son indignation.

— Prince, j’exige que vous demandiez à votre Skandar de me lâcher ! Vous n’avez pas le droit de…

— J’ai tous les droits, coupa Harpirias. Il se trouve que vous êtes au service du Coronal et que vous avez décidé de vous absenter sans autorisation, à un moment où nous avions besoin de vos services. J’exige une explication. Encore une fois, Korinaam : qu’alliez-vous chercher là-haut ?

— Je refuse de discuter avec vous d’affaires privées.

— Il n’y a pas de place ici pour des affaires privées… Tordez-lui un peu le bras, Eskenazo Marabaud.

— C’est absolument scandaleux ! s’écria Korinaam. Je suis un libre citoyen…

— Mais, oui, bien sûr. Nul ne le conteste… Tordez un peu plus, voulez-vous, Eskenazo Marabaud ? Jusqu’à ce qu’il se mette à couiner. Ou qu’il me donne les réponses que j’attends. Ne craignez rien, il ne se cassera pas. On ne peut casser le bras d’un Changeforme, vous savez. Les os se déforment simplement, quand la pression devient trop forte. Mais on peut quand même lui faire mal. Il va falloir lui faire mal, s’il refuse de coopérer. Oui, c’est ce qu’il faut faire… Qu’êtes-vous allé chercher là-haut, Korinaam ?

Silence. Harpirias leva la tête vers le Skandar et fit un mouvement de torsion avec ses mains.

— Je suis parti à la recherche des créatures que nous avons vues sur la corniche, le jour de la chasse, déclara Korinaam d’un ton morne.

— Ah ! cela ne m’étonne pas ! Et pourquoi vouliez-vous les retrouver ?

Silence.

— Allez-y, fit Harpirias à l’adresse du Skandar.

— Savez-vous que vous pratiquez un interrogatoire sous la torture ? Ce sont des méthodes barbares ! Inadmissibles !

— Recevez mes excuses les plus sincères, fit Harpirias. Je me demande si votre bras se brisera quand même, s’il est soumis à une torsion assez forte. Mais nous ne tenons pas à le savoir, n’est-ce pas, Korinaam ? Dites-moi : qui étaient ces créatures que nous avons vues sur la corniche ?

— C’est ce que j’ai essayé de découvrir.

— Non. Vous le savez déjà, n’est-ce pas ? Dites-le-moi. Dites-le-moi, Korinaam : qui sont-elles ?

— Des Piurivars, murmura Korinaam, les yeux fixés sur le sol.

— Vraiment ? Des cousins à vous ?

— En quelque sorte. Des cousins éloignés. Très éloignés.

Harpirias hocha lentement la tête.

— Merci… Vous pouvez le lâcher, Eskenazo Marabaud. Il semble décidé à se montrer plus coopératif. Attendez dans le couloir, voulez-vous ?

— Très bien, reprit-il, quand le Skandar fut sorti. Dites-moi ce que vous savez sur ces cousins éloignés, Korinaam.

Mais le Métamorphe prétendit ne pas savoir grand-chose et Harpirias eut le sentiment que, pour une fois, il était sincère.

D’après certaines vieilles légendes de son peuple, une branche de la race des Métamorphes s’était établie dans le Grand Nord, au temps de lord Stiamot, des milliers d’années auparavant… Des Piurivars qui, comme Harpirias l’avait déjà deviné, avaient réchappé de la guerre génocide menée par le Coronal contre la population aborigène de la planète.

Alors que le reste des survivants était rassemblé et enfermé dans la réserve qui leur était assigné, dans la jungle de Zimroel, ces Piurivars libres, s’il fallait en croire la légende, avaient continué à vivre dans l’indépendance et l’isolement, selon leur ancestrale coutume nomade, dans la région montagneuse et enneigée qui s’étendait au-delà des neuf grands pics des Marches de Khyntor. Comme les Othinor, ils avaient vécu dans un isolement complet, ignorés du reste de la population de Majipoor et peut-être, à la longue, ignorant aussi son existence. Il n’y avait jamais eu de contacts entre eux et les autres Métamorphes, pas même pendant le règne de Valentin, quand s’était produite la grande insurrection Piurivar contre le pouvoir des humains. Leur existence même était devenue purement conjecturale et hypothétique.

De loin en loin, un des Changeformes qui, comme Korinaam, vivait à Ni-moya ou dans une des cités voisines des Marches et gagnait sa vie en servant de guide aux chasseurs ou explorateurs désireux de s’aventurer dans les régions boréales, déclarait les avoir aperçus. Mais cela n’avait jamais eu de suites. Il était impossible aux guides Métamorphes d’être sûrs que les silhouettes qu’ils voyaient – toujours à une grande distance, toujours fugitivement – étaient celles de représentants de leur propre race. Jusqu’à ce jour.

— Le doute n’est pas permis, expliqua Korinaam. J’ai une vue très perçante, prince. Le jour où ils nous sont apparus, je les ai vus effectuer leur transformation.

— Et vous avez donc décidé d’aller leur rendre visite, sans demander la permission ? Pourquoi ?

— Nous sommes de la même race, prince. Pendant près de neuf mille ans, ils ont vécu dans ces montagnes sans se trouver une seule fois face à l’un des leurs. Je voulais parler avec eux.

— Pour leur dire quoi ?

— Que les persécutions sont terminées ; que les Piurivars sont libres d’aller et venir comme bon leur semble sur Majipoor, qu’ils peuvent enfin sortir de leur refuge de neige et de glace. Est-ce si difficile à comprendre, prince ?

— Vous auriez au moins pu me faire part de vos intentions. Vous auriez pu me demander la permission.

— Jamais vous ne me l’auriez accordée.

Harpirias fut pris au dépourvu. Il s’empourpra.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Parce que, répondit posément Korinaam, je suis un Piurivar, que c’est une affaire concernant les Piurivars et qu’elle ne peut avoir la moindre importance pour vous, prince. Vous m’auriez dit qu’il était inopportun de quitter le village, car vous aviez besoin de moi comme interprète. Vous auriez dit que je pourrais revenir plus tard dans ces montagnes, seul, pour chercher mes semblables. N’est-ce pas ce que vous auriez dit, prince ?

Harpirias éprouva soudain des difficultés à soutenir le regard implacable du Changeforme. Il fut incapable de trouver une réponse immédiate.

— C’est possible, dit-il enfin. Mais vous n’auriez quand même pas dû partir sans laisser un message quelconque indiquant où vous alliez. Que serions-nous devenus si vous aviez péri là-haut ?

— Je n’avais nullement l’intention de mourir.

— C’est une ascension difficile, en terrain dangereux. Il y a eu une chute de neige pendant votre absence. Celle-ci était légère, mais imaginez qu’elle ait été aussi violente que celle que nous avons subie dans le col des Sœurs Jumelles. Vous n’êtes pas immortel, Korinaam.

— Je sais être prudent dans ces montagnes. Comme vous pouvez le constater, je suis revenu, pas très frais, c’est tout.

— Oui. En effet.

Korinaam n’ajouta rien. Il se contenta de fixer Harpirias sans masquer son animosité.

Tout cela commençait à devenir extrêmement embarrassant. Korinaam avait fini par avoir le dessus dans cette discussion, même si Harpirias ne savait pas très bien à quel moment cela s’était produit. Il se sentait maintenant très gêné d’avoir dû recourir à la violence pour obliger le Changeforme à parler.

— Alors ? demanda-t-il, après un silence pesant. Avez-vous donc réussi à avoir une petite conversation avec ces semblables que l’on croyait disparus depuis longtemps ?

— Pas exactement.

— Soyez plus clair.

— Je leur ai parlé, répondit Korinaam. Je n’ai pas parlé avec eux.

— Je vois. Pas avec eux. Ce qui signifie que vous n’avez pas été en mesure de leur parler dans une langue qu’ils comprennent.

— En gros, c’est ce qui s’est passé, répondit Korinaam d’une voix cassée. Est-il vraiment nécessaire de poursuivre cette conversation, prince ?