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Harpirias s’élança en jurant. Le roi, renfrogné et imposant dans ses épaisses fourrures noires, leva la main pour l’arrêter alors qu’il se trouvait encore à quinze ou vingt pas de l’autel. Toikella indiqua solennellement l’énorme épée, montra Korinaam et fit le geste expressif de lui trancher la gorge.

— Non ! rugit Harpirias. Je vous l’interdis ! Il se mit à taper du pied et à gesticuler avec véhémence, les bras écartés. Toikella ne comprenait peut-être pas ses paroles, mais le mécontentement que traduisaient ce ton pressant et ces gestes violents ne lui échapperait certainement pas.

Le roi plissa le front, secoua la tête, retira l’épée du sol gelé et commença lentement à la lever.

Harpirias gesticula de plus belle et cracha un flot de paroles qu’il espérait intelligibles – des fragments de phrases à demi assimilées, entendues dans la bouche d’Ivla Yevikenik, un flot torrentiel d’exclamations qui avaient un sens ou en étaient dépourvues, mais lui apporteraient peut-être un moment de répit.

Ses protestations confuses semblèrent avoir l’effet désiré. Le roi, la mine perplexe, s’arrêta au milieu de son geste et replanta l’arme dans le sol, penché en avant, appuyant de tout son poids, sans quitter Harpirias des yeux, comme s’il venait de perdre la tête.

Harpirias s’approcha de l’autel. Toikella demeura parfaitement immobile. Avec des gestes véhéments, Harpirias signifia au roi ébahi que les liens retenant Korinaam devaient être détachés. Toikella resta sans réaction et continua, le regard noir, de s’appuyer sur sa grande épée. Du coin de l’œil, Harpirias vit d’autres guerriers Othinor, brandissant des armes, qui traversaient discrètement l’esplanade en direction de l’autel.

Plusieurs Skandars étaient venus se placer derrière Harpirias. Il leur fit signe de se rapprocher.

— Disposez-vous en demi-cercle derrière moi, ordonna-t-il. Armez vos lanceurs d’énergie, mais prenez garde de ne pas les pointer vers le roi. Quoi qu’il advienne, ne tirez pas avant que je ne vous en donne l’ordre.

Il baissa les yeux vers Korinaam, étendu et tremblant sur la pierre de l’autel.

— Alors ? fit-il. Par le Divin, que s’est-il passé ? Les lèvres minces de Korinaam remuèrent, mais aucun son cohérent ne les franchit. Ses yeux restèrent vitreux.

— Parlez donc ! Répondez-moi !

Le Changeforme fit un violent effort pour articuler quelques mots d’une voix faible et tremblotante.

— Ils ont cru… j’espionnais… les ennemis…

— Les ennemis ? Vous voulez parler des Changeformes des hauteurs ? Leur nom signifie « ennemis » ici. Eililylal.

Toikella reconnut le mot et un grognement de surprise lui échappa.

— Parlez-moi, dit Harpirias à Korinaam. Le roi a cru que vous espionniez pour le compte des Changeformes sauvages, c’est bien cela ?

Korinaam hocha faiblement la tête.

— Et il allait vous sacrifier sur l’autel ? Nouveau hochement de tête.

— Je devrais le laisser faire !

— Vous savez que je ne suis pas un espion, poursuivit Korinaam d’une voix ténue. Je vous en prie, prince ! Dites-le-lui !

— Vous voulez que, moi, je le lui dise ?

— J’ai… j’ai trop peur…, fit le Métamorphe dans un murmure à peine audible.

— Trop peur pour le supplier de vous laisser la vie sauve ?

— Je vous en prie… je vous en prie…

Il était agité de frissons et de tremblements sur la pierre de l’autel.

La peur lui faisait perdre la raison. Harpirias poussa un grognement irrité. Le roi commença à s’agiter. Il semblait sur le point d’arracher de nouveau la grande épée du sol gelé. Il était temps d’invoquer une plus haute autorité.

— Coronal ! s’écria Harpirias, en agitant les bras d’un air important. Coronal.

Le roi Toikella le considéra d’un air perplexe.

— Coronal, répéta Harpirias d’un ton sec de commandement, en levant le doigt au ciel. Lord Ambinole. Coronal de Majipoor.

Il chercha ses mots. Mais, dans la confusion de son esprit, ce qu’il savait de l’Othinor lui faisait défaut. Il était beaucoup plus facile de converser avec Ivla Yevikenik, dans l’intimité de sa chambre. Le peu qu’Harpirias avait appris de la grammaire s’était écroulé comme un château de cartes et la moitié du vocabulaire s’était évanouie. Mais il devait dire quelque chose. Il retrouva le mot qui, sauf erreur, signifiait « majesté » en Othinor et articula : Helminthak. Cela sembla produire un certain effet sur le roi. Puis Harpirias montra le Métamorphe du doigt en secouant énergiquement la tête.

— Vous ne devez pas le tuer, poursuivit-il lentement dans sa langue. Le Coronal dit vous ne devez pas le tuer. Pas… le… tuer. Serviteur du Coronal.

Toikella parut déconcerté. Mais la pointe de son épée resta fichée dans le sol.

— Cor-o-nal, répéta Harpirias, en détachant soigneusement les syllabes, comme si ce mot était un précieux talisman. Coronal de Majipoor.Helminthak.

Il fit comprendre par gestes qu’il fallait libérer Korinaam de ses liens et lui permettre de se relever. Toikella le regarda fixement. Longuement. Interminablement. Ses yeux s’agrandirent. Un grondement sortit de sa gorge.

Il doit croire que je suis devenu fou, songea Harpirias.

Puis il se rendit compte que ce n’était pas lui que le roi regardait fixement, mais quelqu’un ou quelque chose derrière lui. Le groupe de guerriers qui se rapprochait silencieusement s’apprêtait-il à donner l’assaut ? Les Skandars préparaient-ils quelque chose ?

Harpirias regarda vivement par-dessus son épaule.

Ivla Yevikenik se tenait derrière lui. Malgré l’air glacial de la nuit, elle ne portait qu’un vêtement court de peaux grossièrement assemblées. La crainte et l’hésitation se lisaient sur son visage. Elle était la seule femme de la tribu près de l’autel et, à l’évidence, elle n’avait rien à y faire. La stupéfaction de son père, sa fureur difficilement contenue semblaient le confirmer. Mais, quand elle tourna la tête vers Harpirias, ses yeux se mirent à briller de l’éclat de l’amour.

Elle a compris qu’il y avait un danger, se dit Harpirias, et elle est venue me prêter main-forte. À ses risques et périls. Ce doit être cela. Bien sûr.

D’un geste preste, Harpirias tendit le bras vers la jeune fille, lui saisit doucement mais fermement le poignet et l’attira à lui. Il l’enveloppa de ses bras, de sorte qu’ils puissent affronter le roi en ne faisant qu’un. La chaleur de son corps était agréable dans le froid cuisant de la nuit. S’exprimant lentement, faisant de son mieux avec son pauvre vocabulaire Othinor, à peine compréhensible, agrémenté de force mimiques et gesticulations, Harpirias lui expliqua qu’il avait effectivement besoin de son aide et que Korinaam devait être protégé du courroux de Toikella.

Comprit-elle ? C’était exaspérant de ne pouvoir communiquer verbalement d’une manière claire. Mais elle sembla quand même avoir compris une partie de ce qu’il avait dit. Elle parla longuement à son père, qui l’écouta en grondant, l’œil noir et de mauvais gré, mais jusqu’au bout. Quand elle eut terminé, le roi répondit d’un ton cassant, en quelques syllabes. Elle reprit la parole, le roi répondit, plus longtemps cette fois. Il fit signe à l’un de ses hommes. Les liens qui immobilisaient Korinaam furent détendus. En phrases hachées, Ivla Yevikenik expliqua à Harpirias ce qu’il savait déjà, pour l’essentiel : les Othinor, qui avaient remarqué le départ de Korinaam et son retour récent, étaient persuadés qu’il avait l’intention de livrer le village à ses frères de la montagne. Soupçonné d’être un allié des Eililylal, Korinaam devait payer cette trahison de sa vie. C’est uniquement par respect pour le grand Coronal, seigneur de Majipoor, que le Changeforme avait été épargné. Mais s’il faisait d’autres tentatives pour entrer en contact avec les Eililylal, il serait mis à mort.