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— Eililylal ! Eililylal !

Ils s’étaient déployés au sommet du versant opposé du petit ravin : une bande de créatures efflanquées et dépenaillées, au nombre de vingt ou trente, peut-être même cinquante, perchées sur les rochers et regardant tranquillement l’armée des Othinor.

La distance qui les séparait n’était pas très grande : il semblait presque possible de les toucher en étendant le bras. Dans la lumière éclatante du matin, on voyait sans conteste qu’il s’agissait de Métamorphes. Ils avaient le corps fluet, tout en longueur, la peau d’un vert pâle, les traits à peine marqués des Piurivars. Ils semblaient avoir établi à cet endroit un campement de cinq ou six tentes rudimentaires, en peaux de bêtes grossièrement tendues. Des outils et des armes d’aspect assez simple étaient disposés devant eux – des lances, des arcs et des flèches, peut-être des sarbacanes. Des sauvages au même titre que les Othinor, songea Harpirias. Un peuple inculte, primitif, menant une existence âpre et pénible dans un environnement sans pitié.

Ils avaient avec eux deux des hajbaraks de Toikella. Les grands quadrupèdes à l’épaisse fourrure étaient étendus sur le flanc, les jarrets entravés, regardant tristement dans le vague. Selon toute vraisemblance, songea Harpirias, les Eililylal s’apprêtaient à faire mourir les animaux sacrés, pour provoquer la colère de Toikella, mais en avaient été empêchés par l’arrivée de Mankhelm.

— Dites au roi, fit Harpirias, en se tournant vers Korinaam, d’envoyer la moitié de ses guerriers à droite et l’autre moitié à gauche, pour contourner le ravin. Il devrait être possible de gagner l’autre versant sans aller très loin. Qu’ils prennent position de chaque côté des Eililylal et attendent des ordres.

Tandis que Korinaam transmettait ses instructions, Harpirias fit avancer ses troupes sur la saillie rocheuse, face aux Métamorphes, et les aligna contre le flanc de la montagne, le lanceur d’énergie en position de tir.

— Maintenant, dit-il au Changeforme, avancez jusqu’au bord de cette saillie et appelez vos amis. Dites-leur, dans votre langue, que vous leur ordonnez, au nom de tous les dieux des Piurivars, de quitter immédiatement le territoire des Othinor.

— Ils ne comprendront pas un traître mot !

— Très probablement. Faites-le quand même. Dites-leur que les dieux, dans leur infinie sagesse, ont assigné ce territoire à Ceux qui ne changent pas, ou au nom, quel qu’il soit, que votre peuple nous donne, et que tous les Piurivars doivent se retirer sans délai.

— Nous n’avons pas exactement des dieux comme vous…

— Il y a bien quelque chose à quoi vous attribuez un caractère divin. Invoquez-le !

— Comme vous voudrez, prince, soupira Korinaam.

— Il faut aussi que je vous dise, ajouta Harpirias, pour le cas où vous l’ignoreriez, qu’Eskenazo Marabaud parle couramment la langue des Piurivars.

À sa connaissance, il n’en était rien, mais il doutait que Korinaam cherche à découvrir s’il bluffait.

— S’il m’informe que vous avez traîtreusement déformé ce que je vous ai demandé de dire, je vous pousse dans le vide, du haut de cette saillie, de mes propres mains.

— Quelle traîtrise redoutez-vous ? demanda le Changeforme d’un ton glacial. Je vous ai déjà dit que ces créatures sont ignorantes de nos langues civilisées.

— Vous me l’avez dit, en effet. Mais comment puis-je être sûr que c’est la vérité ?

Un éclair de colère passa dans les yeux de Korinaam.

— Je suis là pour faire ce que vous m’ordonnez, prince, rien d’autre que ce que vous m’ordonnez. Vous pouvez compter là-dessus.

— Bien. Merci. Après votre petit laïus sur la volonté des dieux Piurivars, vous commencerez vos incantations. Vous inventerez les paroles au fur et à mesure ; je suis sûr que vous ferez cela très bien. Déclamez tout ce qui vous passe par la tête. Faites seulement en sorte de prendre le ton incantatoire qui convient. En même temps, je veux vous entendre crier et hurler, vous voir danser comme l’ont fait les Eililylal, la dernière fois que nous sommes venus ici. Mais avec cinq fois plus de frénésie et de bruit.

Korinaam eut un hoquet de surprise.

— Vous ne me demandez pas cela sérieusement ?

— Je vous conseille de ne pas en douter.

— Dans ce cas, vous me demandez beaucoup. C’est un numéro de clown, prince. Me prenez-vous pour un acteur ? Quelqu’un du Cirque Perpétuel de Dulorn, peut-être ?

— Il n’est pas besoin d’être un acteur de métier pour pousser des cris et des hurlements, Korinaam. Donnez simplement tout ce que vous avez dans le ventre, utilisez toute votre énergie pour crier à tue-tête et bondir sur place. Vous me suivez ? Je veux que vous leur fassiez peur. Je veux que vous vous fassiez peur. Faites-nous le genre de numéro qui vous vaudrait d’être enfermé, si vous étiez dans les rues de Ni-moya. Vous comprenez ? Allez-y sans retenue, Korinaam. Mettez-y tout votre cœur. Ou ce qui vous tient lieu de cœur.

— Mais c’est humiliant, prince ! Ce que vous me demandez de faire va à l’encontre de ma nature, de mon tempérament, de l’intégrité même de mon être !

— Je prends note de vos objections, rétorqua posément Harpirias. Je vous rappelle que la pierre de l’autel vous attend au village, si vous préférez ne pas coopérer.

Korinaam lui lança un regard noir, mais garda le silence.

— Pendant que vous ferez vos incantations, reprit Harpirias, vous accomplirez une suite de transformations, aussi spectaculaires que possible.

— Des transformations ?

— Oui, des transformations. Des métamorphoses corporelles. Des changements de forme. Les Piurivars sont connus pour avoir ce don, si je ne me trompe. Vous ferez ces changements. Tout votre répertoire doit y passer et, si possible, d’autres encore, que vous n’avez jamais faits. En recherchant l’étrangeté, vous me suivez ? Je veux que vous vous transformiez en six sortes de monstre. Je veux que vous preniez un aspect démoniaque et horrifique. Je veux que vous montriez à vos cousins de la montagne que vous êtes un grand maître en matière de magie et de sorcellerie, et que, s’ils ne vous obéissent pas, vous attirerez sur leur tête la colère de toutes les forces des ténèbres. Il vous appartiendra de vous rendre plus effrayant que personne ne l’a jamais été sur cette planète. Un ogre diabolique. La pire des créatures cauchemardesques.

Les yeux du Changeforme étincelaient de fureur.

— Ce que vous exigez de moi, prince, est…

— Simplement de faire ce que je vous dis.

— Je vous répète : je ne suis pas un clown. Je ne suis pas un acteur. Je ne suis pas un sauvage non plus, prince. Me mettre à crier, à hurler comme un idiot ; et surtout me faire effectuer des changements, comme cela, devant tout le monde, pas seulement eux, vos soldats aussi, sans oublier le roi des Othinor, cela me déshonorerait à jamais.

— Allez-y, Korinaam. Le temps presse.

— Prince, je vous demande… je vous conjure…

— L’autel, Korinaam. N’oubliez pas l’autel. Allez-y. Ne perdez pas de temps. Il n’y a pas de honte à faire son devoir. Votre rôle sera essentiel aujourd’hui. À vous de jouer. Montrez-nous ce que vous savez faire. Vous avez dit que ces cousins à vous sont comme des animaux. Eh bien, imitez-les, en forçant la note. Conduisez-vous comme un fou. Soyez dix fois plus bestial qu’eux. Faites comme si votre vie en dépendait. D’ailleurs, elle en dépend.

Korinaam s’abstint de répondre ; mais le regard d’aversion sans mélange qu’il lança à Harpirias aurait fait fondre un glacier. Harpirias adressa un doux sourire au Changeforme et le poussa doucement vers le bord de la saillie.