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Le rebord rocheux en saillie sur lequel se tenait Korinaam formait une manière d’avant-scène. De l’autre côté du ravin, un frémissement de curiosité sembla parcourir les rangs des Eililylal quand le Métamorphe, la mine revêche, fit son entrée, l’air mauvais.

Il resta un moment silencieux, inspirant profondément, les yeux rivés sur le sol. Puis il releva la tête et tendit les bras, les écartant autant qu’il le pouvait. Il remua les doigts, deux ou trois fois, et commença d’émettre un petit bourdonnement, à peine audible de son côté du ravin.

— Plus fort, Korinaam, lança Harpirias. Plus violent. Commencez à accomplir quelques changements.

— Prince, c’est ridicule !

— L’autel, Korinaam. Pensez à l’autel.

Le Changeforme inclina la tête. Il écarta derechef les bras. Les contours de sa silhouette se mirent aussitôt à trembloter, ses bras se transformèrent en longs tentacules caoutchouteux qui semblaient se tortiller d’eux-mêmes en douloureux mouvements serpentins. Les Eililylal s’agitèrent et échangèrent des regards.

— Très bien, dit Harpirias. Maintenant, une incantation.

— Oui. Laissez-moi un moment, voulez-vous ? Le corps de Korinaam continua de se métamorphoser. Ses épaules se dilatèrent et se contractèrent violemment ; sa peau se couvrit de plis et de piquants ; ses jambes se transformèrent en roues couvertes de poils ; ses bras, leur rigidité retrouvée, devinrent massues, lances, longues tiges recourbées.

— Dekkeret ! s’écria-t-il brusquement. Tyeveras Kinniken Malibor Thraym !

Harpirias esquissa un sourire. Le Changeforme avait quand même quelques notions d’histoire ! Ces noms étaient ceux de Coronals et de Pontifes des temps anciens, et Korinaam s’en servait pour faire une incantation !

— Bien, murmura Harpirias. Continuez. Plus vite ! Plus véhément !

Mais ses encouragements n’étaient pas nécessaires. Korinaam semblait avoir chassé toutes ses inhibitions et jouait son rôle avec conviction. Son corps accomplissait des transformations si grotesques qu’Harpirias avait du mal à en croire ses yeux : il s’étirait sur une longueur ahurissante, puis se ramassait brusquement en claquant comme un élastique, pour se réduire à un cube de petite taille et faisait pousser simultanément une multitude d’appendices rose vif, qui s’agitaient et tremblotaient avec une folle intensité. Des yeux d’un bleu éclatant brillaient à l’extrémité de chacun des prolongements de chair. Il projetait de son organisme des boucles et des tortillons de protoplasme. Et, pendant tout ce temps, il continuait de réciter les noms de monarques du passé, tantôt en fredonnant, tantôt en roucoulant, tantôt en chantant d’une voix aiguë, à donner le frisson, qui se glissait entre les intervalles conventionnels de la gamme, avec de sinueuses libertés qui eussent aussitôt tiré des larmes d’un musicien.

— Voriax ! Valentin ! Segilot ! Guadeloom, Struin, Arioc ! Griwis ! Histifoin ! Prankipin, Hunzimar, Spurifon, Scaul ! Puis, d’une voix sifflante, tout à fait terrifiante : Stiamot, Stiamot, Stiamot.

Il accompagna le nom du conquérant, du vainqueur de sa race, d’une suite de transformations explosives qui le firent tressauter au bord de la saillie avec une telle violence qu’Harpirias se prit à redouter qu’il ne bascule dans le vide.

Korinaam avait manifestement épuisé la liste des Coronals dont il avait gardé le nom en mémoire. Il commença à psalmodier des noms de cités et d’autres lieux tout en continuant de danser avec frénésie.

— Bimbak, Dundilmuir, Furible, Chi ! Dulorn ! Ni-moya ! Falkynkip ! Divone ! Ilirivoyne, Kiridane, Mazadone, Nissimorn ! Numinor ! Pidruid ! Piliplok ! Gren !

C’était un numéro extraordinaire. Harpirias lui-même se sentit quelque peu perturbé par la terrible intensité des cris retentissants de Korinaam et par cette succession de métamorphoses apparemment sans fin. On eût presque dit que les incantations étaient authentiques, que le Changeforme mettait en œuvre de véritables pratiques de magie Piurivar, dans l’air glacé des sommets.

Quant aux Eililylal, de leur côté du ravin, ils étaient comme hypnotisés. Peut-être croyaient-ils que Korinaam avait perdu la raison, peut-être prenaient-ils ses incantations au sérieux… Comment le savoir ? Ils restaient pétrifiés, incapables de le quitter des yeux.

Mais Harpirias savait que le spectacle ne pourrait pas durer beaucoup plus longtemps. Les capacités physiques d’un Piurivar ne devaient pas lui permettre de soutenir un tel rythme de transformations ; Korinaam ne pouvait pas non plus, si résistant que fût son corps grêle, continuer à bondir, à cabrioler et à hurler comme il le faisait, sans épuiser toutes ses forces.

Le moment était venu de passer à l’étape suivante. Harpirias fit signe à ses soldats de se préparer à ouvrir le feu. Ils épaulèrent leur arme et attendirent l’ordre de tirer.

— Très bien, dit Harpirias à Korinaam. Et maintenant, il faut terminer en beauté. Donnez tout ce que vous avez. Tout, Korinaam !

— Danipiur ! rugit le Métamorphe. Pontife ! Coronal ! Toikella ! Majipoor !

Son corps se mit à vibrer et à onduler, passa par toutes les couleurs du spectre, opéra une nouvelle série de transformations, prenant des formes animales, imitant le rocher ou la pierre, se présentant sous forme de pures figures géométriques, se muant en un enchevêtrement inextricable de tentacules et de pinces aux claquements menaçants, avant de conclure le tourbillon éblouissant de ses métamorphoses sous l’apparence du roi Toikella. Mais c’était un Toikella beaucoup plus grand que nature, un Toikella titanesque, un Toikella colossal de trois mètres cinquante de hauteur, semblable en tout point à l’original, hormis la taille. C’était une vision renversante. Le roi, qui, légèrement à l’écart, avait suivi le spectacle de bout en bout, écarquilla les yeux et poussa des grognements de stupéfaction. Harpirias surprit un éclair de peur dans sa prunelle dilatée.

— Feu ! s’écria-t-il.

Trois détonations, sèches et violentes, se répercutèrent dans l’air froid et raréfié des hauteurs, suivies de trois autres, puis d’une autre et encore d’une autre. Des éclairs pourpres d’énergie franchirent le ravin et frappèrent les rochers couronnés de glace, bien au-dessus de la corniche où se tenait le petit groupe des Eililylal. Des blocs de pierre ocre, de la taille de dragons de mer, se détachèrent de la paroi et dégringolèrent dans un fracas assourdissant. Ils éclatèrent avec violence en touchant la roche et projetèrent dans les profondeurs du ravin une pluie de fragments gros comme le poing. Une longue plainte sourde s’éleva des rangs des Eililylal.

— Encore, ordonna Harpirias. Visez un peu plus bas.

Une seconde salve traversa le ravin. Les éclairs pourpres fracassèrent la paroi rocheuse juste au-dessous des cicatrices laissées par la décharge précédente et découpèrent de grands blocs de pierre. Des plaques et des rochers dévalèrent bruyamment la pente en rebondissant. Harpirias sentit les vibrations dans la plante de ses pieds : c’était comme un tremblement de terre. Toute la chaîne de montagnes était agitée de secousses. Il crut que la planète allait se briser en mille morceaux.

— Suffit, dit-il. Cessez le feu.

Le bruit de la seconde chute de pierres décrut. Les derniers cailloux dévidèrent la pente, éveillant un faible écho dans leur chute, puis le silence revint. Un silence absolu : le terrible silence du matin de la création du monde. L’air vif et limpide charriait de petits nuages de poussière frangés d’or. De l’autre côté du ravin, les Eililylal restaient abasourdis, pétrifiés de terreur, immobiles comme des statues.